En retournant chez lui, François aperçoit depuis l’extérieur une dame inconnue au comportement étrange, qui semble chercher quelqu’un. La visiteuse explique à Madame Seurel et à son fils les raisons de sa présence chez eux, dissipant progressivement le mystère initial.
Dans le bourg, il n’y eut plus alors de vivant que le café Daniel, où j’entendais sourdement monter puis s’apaiser les discussions des buveurs. Et, frôlant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, j’arrivai, un peu anxieux de mon retard, à la petite grille.
Elle était entr’ouverte et je vis aussitôt qu’il se passait quelque chose d’insolite.
En effet, à la porte de la salle à manger – la plus rapprochée des cinq portes vitrées qui donnaient sur la cour – une femme aux cheveux gris, penchée, cherchait à voir au travers des rideaux. Elle était petite, coiffée d’une capote de velours noir à l’ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravagé par l’inquiétude ; et je ne sais quelle appréhension, à sa vue, m’arrêta sur la première marche, devant la grille.
« Où est-il passé ? mon Dieu ! disait-elle à mi-voix. Il était avec moi tout à l’heure. Il a déjà fait le tour de la maison. Il s’est peut-être sauvé… »
Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups à peine perceptibles.
Personne ne venait ouvrir à la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait reçu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit semé de vieux rubans et de plumes défrisées, elle cousait, décousait, rebâtissait sa médiocre coiffure… En effet, lorsque j’eus pénétré dans la salle à manger, immédiatement suivi de la visiteuse, ma mère apparut tenant à deux mains sur sa tête des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n’étaient pas encore parfaitement équilibrés… Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigués d’avoir travaillé à la chute du jour, et s’écria :
« Regarde ! Je t’attendais pour te montrer… »
Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s’arrêta, déconcertée. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scène qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversée comme un nid dans son bras droit replié.
La femme à la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commencé de s’expliquer, en balançant légèrement la tête et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut même, dès qu’elle parla de son fils, un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua.
Ils étaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferté-d’Angillon, à quatorze kilomètres de Sainte-Agathe. Veuve – et fort riche, à ce qu’elle nous fit comprendre – elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l’école, pour s’être baigné avec son frère dans un étang malsain. Elle avait décidé de mettre l’aîné, Augustin, en pension chez nous pour qu’il pût suivre le Cours Supérieur.
Et aussitôt elle fit l’éloge de ce pensionnaire qu’elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j’avais vue courbée devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l’oiseau sauvage de sa couvée.
Ce qu’elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant : il aimait à lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la rivière, jambes nues, pendant des kilomètres, pour lui rapporter des œufs de poules d’eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs… Il tendait aussi des nasses… L’autre nuit, il avait découvert dans le bois une faisane prise au collet…
Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement.
Alain Fournier, Le Grand Meaulnes, chapitre premier ‘‘Le pensionnaire’’
L’auteur
Alain-Fournier est le pseudonyme d’Henri-Alban Fournier, écrivain français né en 1886 dans le Cher. Fils d’instituteurs, il vit une enfance paisible en Berry, puis suit des études à Paris. En 1905, sa rencontre avec Yvonne de Quiévrecourt, qui inspirera son célèbre et unique roman Le Grand Meaulnes, bouleverse sa vie. Malheureusement, Yvonne est déjà mariée. Après des années de service militaire et divers emplois, il fait publier le roman en 1913. Par la suite, il est mobilisé pendant la Première Guerre mondiale et décède au combat en 1914. Ses restes seront retrouvés en 1991 et inhumés dans un cimetière militaire.
L’œuvre
Le Grand Meaulnes, roman unique d’Alain Fournier, retrace les aventures d’un adolescent, le personnage éponyme[1] de l’œuvre, rapportées par son camarade de classe et ami, François.
Commentaire
François rapporte l’effet de surprise que l’intrusion imprévue de madame Meaulnes dans la maison produit aussi bien chez lui que chez Millie et fait le portrait de la visiteuse inconnue. Ainsi, nous relevons des éléments relatifs à ce discours comme l’imparfait de description « était », « cherchait », « avait » ; l’abondance d’adjectifs qualificatifs, notamment à travers le portrait de madame Meaulnes, ainsi que la métaphore « avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l’oiseau sauvage de sa couvée. »
- La « femme à la capote » à travers le point de vue du narrateur
Le portrait de la « femme à la capote », axé autour de ses caractéristiques tant physiques qu’émotionnelles, est composé de deux étapes contradictoires, voire opposées : La première étape correspond au moment où François la surprend, affolée, inquiète, en train de chercher quelqu’un dont elle n’évoque pas le prénom. La deuxième, en revanche, coïncide avec le moment où madame Meaulnes commence à parler de son propre fils : son attitude aussi bien que ses manières changent complètement, comme par magie.
Nous relevons un champ lexical qui suggère ou évoque explicitement l’humilité « une femme aux cheveux gris, penchée », au « visage maigre et fin, mais ravagé par l’inquiétude », vêtue « à l’ancienne mode » ; « visiteuse inconnue ». L’attitude de la vieille dame suscite une certaine compassion chez François, qui hésite à l’aborder. Le discours direct, alternant les modalités interrogative et exclamative, montre toute l’inquiétude de la dame « Où est-il passé ? mon Dieu ! disait-elle à mi-voix »
Dans la deuxième partie du texte, à la grande surprise de François et de sa mère, madame Meaulnes se montre plutôt confiante, voire fière. En parlant de son fils, elle change de ton et de manière.
L’hésitation et la confusion du début cèdent la place à la confiance : « Elle avait repris tout son aplomb », « un air supérieur et mystérieux qui nous intrigua », « elle fit l’éloge de ce pensionnaire », « Ce qu’elle contait de son fils avec admiration était fort surprenant », « je regardais Millie avec étonnement. »
A mesure que cette assurance augmente, la stupéfaction de François et de sa mère grandit. La négation « Je ne reconnaissais plus la dame aux cheveux gris » montre l’effet de point ce changement d’attitude était curieux aux yeux des hôtes. La métaphore initiale comparant madame Meaulnes à une « poule qui aurait perdu l’oiseau sauvage de sa couvée » accentue cet écart entre le portrait de départ et celui actuel.
2- Le portrait d’Augustin Meaulnes, par sa mère
Après avoir dévoilé les raisons de sa présence chez les Seurel, Madame Meaulnes brosse de son fils Augustin un portrait à la fois surprenant et touchant. En effet, le jeune adolescent est dépeint comme un héros doublé d’un fils affectueux et attentionné. Le discours rapporté renferme une accumulation d’actions coutumières (imparfait d’habitude), que Meaulnes entreprenait en grand aventurier.
Ce portrait valorisant, voire idéalisé annonce l’arrivée d’un personnage exceptionnel dont la présence changera totalement la vie de François.
Conclusion :
Cet extrait du début du Grand Meaulnes est focalisé sur le personnage de la visiteuse, qui passe de l’inquiétude à la fierté et à l’admiration pour son fils. Il précède l’entrée en scène du personnage principal. Il. En effet, avant même de faire son apparition dans le récit, Augustin s’annonce comme un personnage exceptionnel, intrépide, qui n’hésite pas à affronter le danger. Le portrait que sa mère fait de lui devant Millie et François suscite la curiosité et l’étonnement de ce dernier qui se compare indirectement à lui « Moi qui n’osais plus rentrer à la maison quand j’avais un accroc à ma blouse, je regardais Millie avec étonnement. »
[1] C’est-à-dire le personnage dont le nom correspond au titre de l’œuvre, Meaulnes en l’occurrence.