J’ai pu, ce lundi 23 juin 2014, prendre part à un colloque organisé par l’Institut d’Histoire sociale et qui s’est tenu à l’Assemblée nationale en France. J’y ai représenté Business News avec une intervention dans le cadre du thème de l’événement consacré aux crises en Méditerranée. Ci-joint le texte de mon intervention.

L’Histoire de la Tunisie a été marquée par des phases de dictature étendues. Sous l’occupation, sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, nous avons rêvé de liberté et de démocratie. Sous le poids de la pression de dirigeants liberticides, tout un peuple s’est plié, étouffé des décennies durant, privé de sa liberté de parole, freiné dans sa liberté de pensée, ralenti dans son élan désaliénant jusqu’à perdre l’envie d’en sortir.
Un élément déclencheur a pourtant ravivé la flamme et du feu d’un certain marchand ambulant est né ce qui foisonne encore en Tunisie : la démocratie, encore en cours, la démocratie encore en transition.

Le mérite de la révolution tunisienne, quoique beaucoup parmi nous soient désormais sceptiques à ce scénario et à sa spontanéité, c’est d’avoir fait émerger du fond de l’abîme ceux que la dictature a marginalisés. Ceci est une question de principe quand on songe à l’oppression subie, au musellement musclé qu’ont connu les rares personnes ayant eu le courage d’affronter la machinerie en face. Les opprimés d’hier sont les dirigeants d’aujourd’hui. Le tableau est bien beau, conforme aux idéaux du militantisme. Cependant, un hic persiste. Un bon opposant peut-il être bon aussi au pouvoir ? Un opprimé peut-il dépasser le mal qu’il a vécu, aller vers la modération et œuvrer pour le bien de ses compatriotes qui l’avaient vu sombrer ?

L’après révolution a été marqué en Tunisie par des élections, des vraies, sans résultats faussés, sans adversaires exclus, sans fraudes ou presque. Des élections marquées par un engouement général les jours d’avant et par une abstention importante le jour même. Paradoxe décevant qui nous en a amené un autre : La Tunisie, réputée pour sa modération a érigé les islamistes au pouvoir. Un résultat en faveur du parti Ennahdha qui s’est vu renforcer dans sa position de gagnant par deux alliances qui auront été décisives pour l’avenir politique du pays. Deux alliances qui ont donné naissance à la Troïka avec le parti de Moncef Marzouki, depuis président de la République, et celui de Mustapha Ben Jaâfar, depuis président de l’Assemblée nationale constituante.

La Troïka ! La présidence ! L’ANC ! Pour beaucoup de Tunisiens, c’est de là qu’a découlé la faillite de tout un système à l’après-révolution. D’ordre économique, social, politique, les pertes se chiffrent en dinars, mais aussi en vies humaines.
C’est qu’une gestion de néophyte à une transition, par définition délicate, a ramené à la Tunisie le spectre du terrorisme, celui que la répression de Ben Ali n’avait fait qu’étouffer.
Au nom de la liberté, nos dirigeants ont laissé l’islamisme radical s’installer. Au nom de la démocratie, ils l’ont laissé sévir. À cause de leur laxisme, ils lui ont donné la latitude de gangréner le pays. Lorsque des rumeurs ont circulé quant à l’existence de camps d’entrainement au Mont Chaâmbi, le ministère de l’Intérieur avait déclaré qu’il n’y avait, à la plus haute montagne de Tunisie, que des sportifs qui s’entrainaient. Lorsque le leader islamiste Rached Ghannouchi avait été interrogé quant à la radicalisation ayant corrompu nombre de jeunes jusqu’à en faire des terroristes, il avait avancé que ce sont nos enfants et qu’il fallait, de ce fait, les accepter.

Dirigé par Ali Laârayedh, islamiste ayant passé 10 années de sa vie en prison, à l’isolement, le ministère de l’Intérieur que l’on dit infiltré par les islamistes a peiné à accomplir son rôle de garant de la sûreté du pays. La mouvance l’avait dépassé. Le 14 septembre 2012, l’ambassade des Etats-Unis en Tunisie est attaquée par des individus venus jusqu’au Lac, quartier huppé de la capitale, à pied pour certains et à bord de voitures et camionnettes pour d’autres. Transportant échelles, barres de fer et autres outils nécessaires à l’invasion, ils ont pu arriver jusqu’à la forteresse américaine. Le bilan de l’attaque a été le suivant : quatre morts, plusieurs blessés, et aucun responsable. Le ministre de l’Intérieur de l’époque avait alors déclaré, explicitement, et en guise d’excuse : « Nous les attendions par devant, ils sont venus par derrière ».

Deux ans après, on saura que le même Ali Laârayedh, dirigeant du parti islamiste en charge à l’époque de la sécurité du pays, avait cautionné la fuite du chef du réseau d’Al Qaïda en Tunisie. Abou Iyadh, l’homme le plus recherché de Tunisie, prêchait alors en toute illégalité dans une des plus importantes mosquées de Tunis. Malgré la présence policière qui a été débarqué dans tout le périmètre du lieu de culte, Abou Iyadh avait pu s’échapper. Il s’était dissimulé sous un voile féminin intégral, avait-on dit à l’époque. « Nous avons donné l’ordre de ne pas l’arrêter », dira le ministre de l’Intérieur de l’époque récemment. Les raisons avancées pour justifier une telle décision importent peu. Le message qui en découle à l’égard des groupuscules islamistes est quant à lui fort.

Une gestion de l’état de crise dominée par un laisser aller ne pouvait aboutir qu’à ce qu’a connu la Tunisie lors des derniers mois. Les dépôts d’armes découverts dans plusieurs villes tunisiennes ne sont que la face apparente d’un mal qui s’est installé de part et d’autre du pays. Les quelques groupes terroristes démantelés ne sont qu’une partie d’un réseau qui s’est étendu jusqu’en Syrie et qui, au nom de pseudo-djihad, s’est mis à combattre ses propres compatriotes, au nom de Dieu.
18 mai 2011, les événements d’Errouhia font 2 morts dans les rangs de l’armée.

10 décembre 2012, l’attaque d’une patrouille à Feriana fait un mort parmi les forces de l’ordre et plusieurs blessés.
2 mai 2013, Mohamed Sbouîi, commissaire de police, est retrouvé égorgé, les assassins appartiendraient au mouvement Ansar Chariâa.
6 juin 2013, l’explosion d’une mine à Mont Châambi fait 2 morts parmi les militaires surveillant la zone.
29 juillet 2013, huit militaires trouvent la mort dans une embuscade terroriste. Ils ont entre 21 et 31 ans. Ils ont été égorgés, peu avant la rupture du Jeûne au mois de Ramadan.
17 octobre 2013, deux morts parmi la garde nationale, lors de l’attaque de Goubellat.
23 octobre 2013, deux membres de la Garde nationale trouvent la mort dans l’attentat de Menzel Bourguiba. Un groupe d’individus avait ouvert le feu sur une patrouille de sécurité.
23 octobre 2013, une opération de sécurité à Sidi Ali ben Aoun (à Sidi Bouzid) fait 6 morts parmi la Garde nationale.
4 février 2014, mort d’un membre de la Garde nationale lors de l’opération de Raoued.
16 février 2014, une embuscade terroriste à Ouled Manaâ (Jendouba) cause la mort de 3 agents des forces de l’ordre et d’un citoyen.
18 avril 2014, l’explosion d’une mine au Mont Châambi cause la mort d’un soldat.
23 mai 2014, un soldat est tué au Mont Châambi lors de l’explosion d’une mine.
28 mai 2014, quatre policiers sont morts lors de l’attaque du domicile du ministre de l’Intérieur.

Outre ces événements tragiques ayant causé la perte d’éléments sécuritaires en majorité jeunes, il en est d’autres ayant coûté la vie à des leaders politiques. Ils sont au nombre de quatre. Leur importance sur la scène politique est variable, mais leur présence du côté de l’opposition est, entre eux, un point commun.
Chokri Belaïd, virulent opposant à l’islamisme en Tunisie a été assassiné en plein Tunis le 6 février 2013.
Mohamed Brahmi, député et ancien secrétaire général du mouvement populaire, est assassiné devant chez lui, en plein Tunis un 25 juillet 2013.
Lotfi Nagdh, coordinateur régional du parti Nidaa Tounès,  a été lynché à mort le 18 octobre 2012.
Mohamed Bel Mufti, un militant du Front populaire est mort lors d’affrontements dans le cadre d’une manifestation à Gafsa, le 26 juillet 2013.

De deuil en deuil a été marquée la récente période que connaît la Tunisie. Une transition qui a été laborieuse car le chemin vers la démocratie n’est pas seulement le fruit d’un feu subversif. Une transition qui a été sanglante car la démocratie ne s’acquiert pas mais s’arrache au prix fort.
Ce prix fort, nous l’avons payé. La transition nous en avons payé le lourd tribut. Nous reste donc à en connaître les avantages. Ceux-là même que l’on savoure déjà en partie. Liberté d’expression, un des plus grands acquis dont on se délecte depuis l’avènement du changement politique en Tunisie. Liberté d’expression, celle qui nous permet de relever les lacunes, de critiquer le système, de pointer les défaillances. Liberté d’expression, grâce à laquelle j’ai pu être aujourd’hui devant vous, à vous parler de mon pays, de son mal-être et de l’espoir que je porte sur son avenir.
Car l’avenir de la Tunisie n’est pas encore décidé, je veux bien rêver, avec toute la part d’irrationnel que cela connote, d’une Tunisie sortant enfin indemne d’un passage difficile. Cela prendra peut-être des mois, après les prochaines élections qui se préparent. Cela prendra peut-être des années, après d’autres changements politiques de taille. Cela prendra peut-être des décennies, après d’autres déboires et d’autres pertes. Cela prendra le temps qu’il faudra, le temps qu’il faudra pour que mon pays renaisse!

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