Je suis parti sans dire au revoir. J’ai pris le large et j’en ai exploré la profondeur. Mon embarcation a fait naufrage… Je ne suis plus des vôtres. Mais l’ai-je jamais été? Oui, c’est moi cet individu que vous ne regardez même pas , ce jeune qui rase les murs, cet étudiant qui a fini par rejoindre sa tribu de chômeurs. Je suis ce fils qui vous disait que son rêve le plus cher est d’envoyer sa mère à la Mecque et son projet le plus ambitieux est d’améliorer la maison de son père.

Je suis ce citoyen qui a rêvé d’une Tunisie meilleure puis qui a regretté Ben Ali. Qui a pleuré pour la démocratie mais qui a pleuré ensuite, peut-être à cause d’elle… Que m’a-t-elle fait la démocratie? Je pose souvent cette question à qui veut m’entendre. Moi que personne n’entend, je passe inaperçu, transparent dans la ville. Celui qui me défend est taxé de populisme. Celui qui me fustige se targue de son réalisme. Je suis l’entre-deux-mondes, le vôtre et le nôtre, le monde des vivants et celui des morts vivants.

Hier, j’ai fugué! J’ai fui cette mère patrie trop dure, sans sentiments, apathique face à ma désolation, insensible à mon ressentiment. Je savais que je pouvais périr. C’était mon seul acte de courage possible dans cette vie qui n’en est pas une. Vivais-je avant de mourir? Posez-vous la question.

Cette mer où vous piquerez une tête cet été, j’ai bu son eau salée jusqu’à en mourir. J’ai vu un instant défiler devant ma mémoire qui s’éteignait les sourires de ma mère qui ne savait pas qu’elle ne me verra plus, de mon père qui a cessé de me regarder tant le poids de mon avenir honteux l’obsède, de mon petit frère qui a continué à me considérer comme son exemple, moi le contre-exemple en tout.

Ma Tunisie, je rêvais de te quitter mais je ne t’ai jamais trahie. Je n’ai pas choisi la voie de ceux qui ont tenté de faire de mon oisiveté un vice extrémiste. Je serais arrivé vivant en Syrie. Mais je ne voulais pas donner la mort. Je voulais vivre. Quitte à en mourir. Je t’ai portée au fond du coeur comme on porte une mauvaise mère: on ne sait pas de quel amour l’aimer ni comment faire pour enfin la haïr. Je savais que tu m’aurais manquée, si j’étais arrivé à l’autre côté de ta rive.

Peut-être qu’aujourd’hui, je ne te manque pas , moi ton enfant le moins glorieux. J’en ai vu d’autres avant moi partir, périr et être oubliés sans que rien ne change. Oui, je voulais que tu saches que les profondeurs de ta mer sont remplies des corps de tes enfants qui, comme moi ont touché, le fond.  Tu peux te vanter face au monde de tes 3000 ans d’histoire et de ta démocratie; tu peux parler de tes jeunes comme parle un politicien de l’intérêt national. Faire de nous un slogan et nous oublier. Tu peux nous pleurer ou continuer à te voiler la face.

Hier, on a repêché mon corps sans vie mais ai-je jamais été autre chose? Oui, j’ai perdu la vie mais en avais-je eu vraiment une?

Vous pouvez toujours m’accabler. Me juger coupable de nuire à l’image de mon pays, moi l’enfant raté qui a tout raté même son départ le plus convoité. Oui, je suis coupable, coupable d’être mal-né, coupable d’être né. Ce monde et ses frontières, ce  n’est pas pour moi! Je ne suis ni à plaindre ni à blâmer. A moi les abîmes de la Méditerranée…

Plus de 50 corps ont été repêchés au large de Kerkennah, archipel tunisien devenu plateforme vers une Europe rêvée. Derrière chaque naufragé, une mère, une famille, une multitude de souvenirs et une histoire tragique… du début à la fin.