Voilà deux jours que j’ai croisé une photo qui m’a interpellée : le cheikh Bechir Ben Hassen accueilli triomphalement en Allemagne. Le personnage réputé en Tunisie pour son discours anti laïcs y a donné des conférences, dans plus d’une ville. Alors qu’en France, en Belgique et en Italie, la guerre semble être déclarée aux fondamentalistes pouvant constituer un danger pour leur pays d’accueil, l’Allemagne semble, dans un probable refus de l’amalgame, frôler un danger autre en accordant du crédit à ceux qui, dans la région, n’en ont plus.

Il faut dire que le passage de la marginalisation à la légitimité, l’occident le connait. Les pays arabes ayant connu la révolution, aussi. L’islamisme a ainsi vécu, en quelques années, une mutation de taille. Après une période sombre pour les adeptes de la pensée religieuse fondamentaliste, voilà venue l’époque du travail sous les projecteurs. Pendant que leurs pays les ont mis à l’écart et poussés vers l’exil, l’Occident a ouvert ses portes aux adeptes de la pensée radicale, les a aidés à s’installer et leur a permis de continuer à agir en toute liberté parfois sans surveillance aucune.

Les plus modérés et ceux qui réussissent à faire croire qu’ils le sont devenus ont intégré la scène politique, après les événements ayant chassé la dictature, ont occupé des postes importants dans l’Etat et ont réussi à faire oublier leur passé parfois entaché de violence.

Les moins modérés ne sont pas moins connus. Ils sillonnent la planète en toute liberté, semant par-ci par-là leurs idées radicales, dans des prêches et autres conférences. Ces cheikhs d’un nouveau genre ne sont pas comme leurs anciens qui, eux, privilégiaient les valeurs par rapport au matériel. Ils sont de ceux qui ont réussi à marier le matériel et les valeurs, dans une dimension très lucrative et presque commerciale. Ils vivent, des fois, dans un anachronisme certain, un décalage entre ce qu’ils prônent et leur mode de vie, entre le refus dit de la modernité et un quotidien y baignant. Leur commerce est juteux et le radicalisme a le vent en poupe.

L’islam radical devenu fonds de commerce a, comme tout autre secteur d’activité porteur, des investisseurs en nombre. Ces investisseurs ont été, pour un temps, des pays occidentaux ayant tenté d’exorciser le monstre même. Car on ne le connaissait que trop peu, on a essayé de sortir le fondamentalisme des caves et des arrière-boutiques pour lui offrir la possibilité de s’épanouir en toute légitimité. Car on ne le connaissait que trop peu, le fondamentalisme s’est transformé en intégrisme et en terrorisme et se sont retournés contre ces sociétés qui les ont sortis de la marginalisation, ces fondamentalistes qu’on défendait au nom de la liberté.

C’est dans une autre forme de marginalisation (celle sociale) que les adeptes de la pensée radicale puiseront leur meilleur argument de vente. Ils nourriront ainsi, de violence, la haine qu’ils auront attisée et trouveront parmi ceux qu’ils auront endoctrinés les bras prêts à servir leur pensée. L’idéal prôné par les fondamentalistes n’est pas de s’épanouir en donnant des conférences ou de voir que l’islamisme acquiert une autre dimension en devenant politique, la finalité est de mettre en place un Etat islamique étendu, régi uniquement par le Coran. Pour ce faire, tous les moyens sont bons, y compris la mise à mort de ceux qui, selon une certaine lecture, s’y opposent.

Au nom de la liberté d’expression, l’Occident a, quelque peu, encouragé l’islamisme dans ses différentes versions. Pour combattre la liberté d’expression, l’islamisme s’est retourné contre son mécène, il a frappé et a fait mal. Parce qu’il est bien équipé pour la guerre sainte qu’il entend mener, parce qu’il est structuré comme un micro Etat, parce que ses hommes de main semblent être bien formés, l’Islamisme peut terroriser. Il a profité pendant les années de marginalisation de l’inattention des autorités pour recruter et proliférer. Il a ensuite profité des moyens mis à sa disposition pour agir et s’imposer.

Certaines lectures « complotistes » voient en Al Qaïda et ses ramifications, l’œuvre de la CIA, d’autres perçoivent certains attentats terroristes comme l’œuvre du Mossad, on accuse le Qatar d’avoir nourri le radicalisme, on pointe du doigt la Turquie devenue passerelle internationale vers la Syrie, on voit en la France la défenseure de l’islamisme politique notamment en Tunisie, on désigne le laxisme de nos autorités comme étant la cause première de la propagation du radicalisme et le meilleur coupable du mal qui, sur nos terres, en découle.

La chose est pourtant plus complexe à appréhender et il nous faudra, probablement, des études sérieuses et plusieurs années de recul pour le comprendre. Nous sommes désormais face à une créature qui dépasse, en puissance d’action, son maître. La combattre ne sera pas aisé, cohabiter avec elle ne le sera pas non plus. Comment réintégrer ces frères, fils, cousins, voisins, amis devenus, à la suite de quelques prêches et de quelques lectures, des radicaux parfois sanguinaires ? Y a-t-il encore une marge de dialogue et d’acceptation ? Tolérance ou tolérance zéro ? Pour tant de similitudes, la réponse est peut-être dans Frankenstein. La dialectique infernale de la créature et de son inventeur y trouve son meilleur écho.

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