« Tunisie: La démocratie en Terre d’Islam » est un livre-entretien avec Béji Caïd Essebsi qui sort le 1er décembre 2016. Il est édité chez Plon et est écrit par la journaliste française Arlette Chabot.

Ce livre, comme cela est mentionné dès le prologue, est envisagé par le président de la République tunisienne comme un « plaidoyer pour la cause de son pays », un livre personnel, n’engageant en rien la présidence de la République et dans lequel BCE déclare « préférer – pour la liberté qu’elle lui procure – l’expression en son nom propre ».

Le HuffPost Tunisie a interviewé Arlette Chabot sur cette aventure livresque qui a duré un an. Entretien.

HuffPost Tunisie: Comment est née l’idée de ce livre?

Arlette Chabot: Je suis venue en Tunisie après l’attentat du Bardo. J’ai vu le président de la République avec d’autres confrères. Nous avions alors parlé du risque terroriste, des difficultés, etc…

Il y a eu, juste après, les attentats de Sousse. Je me suis dit, à ce moment-là, qu’il fallait agir. Je lui ai donc proposé l’idée de ce livre. Je lui ai dit que je voulais qu’il redise, à plus grande échelle, ce qu’il nous avait dit: l’appel à la solidarité, l’appel à l’unité, la lutte de la Tunisie pour la démocratie et contre le terrorisme. Tout cela, les Tunisiens le vivent mais, nous, nous devons l’apprendre, nous devons l’entendre parce que les Français se sont intéressés à la révolution mais ont décroché après. Le sujet est devenu un peu lointain pour eux, puis le terrorisme l’a ramené.

L’attentat de Sousse a touché des touristes et a touché, de ce fait, l’étranger. Ca a été le déclencheur qui a fait que j’aie proposé à Béji Caïd Essebsi l’idée de ce livre en lui disant qu’il ne s’adressera pas, en priorité, aux Tunisiens, même si ça va les intéresser.

Je lui ai expliqué que le livre est prévu pour tous ceux qui sont hors de Tunisie et qui doivent continuer à manifester, à ce pays, de la solidarité. C’était pour leur rappeler qu’ils doivent surveiller et aider au maximum les Tunisiens et répondre à ce qui peut favoriser l’ancrage de la démocratie.

Finalement, il a accepté ma proposition et m’avait répondu qu’il allait me dire ce qu’est la Tunisie, pourquoi il faut l’aider et comment, comme le dit le titre du livre, la démocratie est possible dans un pays musulman; « parce que c’est la Tunisie et parce que ce sont les Tunisiens », comme il l’explique.

Béji Caid Essebsi parle dans le prologue de votre « insistance chaleureuse et amicale ». Pourquoi l’avez-vous choisi?

Je ne vais pas voter pour lui. Je ne voterai pas pour la prochaine majorité. Mais j’ai trouvé, au vrai sens du mot, que c’était un bon avocat pour la cause tunisienne.

Béji Caïd Essebsi a une expérience invraisemblable, unique, aujourd’hui. C’est un type qui a connu tout le monde. C’est pour cela que je le lui ai fait raconter l’Histoire avec la France, du colonialisme en passant par l’indépendance et jusqu’à aujourd’hui, ce qui a marché, ce qui a moins marché, la révolution… En France, on a soutenu Ben Ali et puis on a soutenu Ennahdha, puis après, on a été dans la panade parce qu’on ne savait plus quoi faire.

Part ailleurs, Béji Caïd Essebsi cite beaucoup le Coran et le connait mieux que certains. C’est important dans le débat français parce qu’on continue à dire que l’Islam est incompatible avec la République.

De l’idée à la finalisation il y a eu combien de temps?

Un an en tout. La préparation du livre a été beaucoup retardée pour des raisons liées à la politique. On devait le sortir mais nous avons été amenés à décaler, compte tenu de l’actualité tunisienne.

Au début, la parution était envisagée, plus précisément, pour le mois de mars et puis Béji Caïd Essebsi a demandé de retarder parce qu’il devait se passer quelque chose. Quelque chose qu’il ne m’a pas dite, mais j’ai compris, après, que ça devait être la préparation de l’initiative d’union nationale. Il y avait aussi le Congrès d’Ennahdha qui était alors prévu… Il a voulu du temps et ça a fait une interruption dans la préparation du livre. Je savais qu’il préparait des choses. Il m’a dit depuis le début « je sais où je vais mais je ne peux pas y aller comme je veux, c’est plus long que je ne le voulais ».

Le temps est passé et je l’ai revu après son annonce de l’idée du gouvernement national.

Combien de rencontres cela a-t-il nécessité?

Pas 60 heures! Evidemment je rigole, parce que quand vous voyez le livre de Davet et Lhomme et François Hollande qui arrivait avec sa bouteille de Bordeaux chez un des journalistes pour diner, imaginez que ça ne s’est pas passé comme ça pour moi.

Je n’ai pas été le voir des dizaines de fois parce que c’est moins simple que s’il avait été à Paris. Je l’ai vu après l’attentat de Sousse, puis après les attentats en France. On a beaucoup parlé de cela. Je l’ai vu, ensuite, en octobre, trois fois en novembre, puis en décembre, en juin et je l’ai revu à Paris en septembre quand il est venu une journée.

On a alors bouclé le livre. On n’a pas vraiment corrigé. On s’était plutôt concentrés sur les détails de la parution. Si on avait continué au gré de l’actualité, on serait encore dessus car l’actualité est sans fin.

Combien de temps duraient les entretiens à chaque fois?

J’ai eu, à chaque fois, entre une heure et demi et 3 heures d’entretien par weekend. Mais ça dépendait de sa disponibilité. Je me suis, à chaque fois, adaptée à son planning à lui.

Ca s’est passé dans son bureau personnel, dans la plupart des cas, là où il habite. On était des fois tous les deux, mais il y a quelqu’un qui a assisté à la plupart des entretiens, sans interférer.

Vous le décrivez dans votre avant-propos comme « une chance pour la Tunisie, un homme tenace et patient ». Quelles autres impressions avez-vous eues de votre interlocuteur?

J’ai beaucoup de respect et d’estime pour lui parce que je trouve que c’est un homme politique incroyable. Comme je le dis dans l’avant-propos, cela est rare qu’un homme politique ait accompagné son pays depuis son indépendance jusqu’à aujourd’hui. Il a un regard sur toute la séquence historique et c’est cela qui m’avait intéressée. Je l’ai trouvé lucide, déterminé, plus que certains ne le pensent.

J’ai trouvé que c’est un homme très conscient que le temps lui est compté et, évidemment, il espère finir son mandat.

Pour lui, il faut que la démocratie soit bien ancrée; ce qu’il dit c’est cela: il faut que la démocratie soit assurée, l’alternance, la pluralité politique, les pratiques démocratiques bien installées.

J’ai remarqué aussi son souci de passer à une nouvelle génération. C’est ce qu’il m a dit, à chaque fois: « Je suis là pour conforter, j’ai contribué à ce que la révolution à laquelle je n’ai pas participé ne se termine pas dans le sang, que la démocratie commence. Après moi il faut qu’une nouvelle génération prenne les rennes de la Tunisie ». Il me répétait cela en permanence: les jeunes, les jeunes, les jeunes!

Apposer l’histoire d’un homme à celle d’un pays, fait-il de ce livre un document d’Histoire ou un regard personnel dessus?

C’est forcément son regard qui prime. Ce livre c’est son regard sur l’Histoire, ce sont ses souvenirs personnels et sa vision.

A la fin de nos entretiens, il m’a dit que c’était un livre personnel, même si c’est du président qu’il s’agit. Un livre personnel parce qu’il y a l’Histoire de la Tunisie que vous connaissez par coeur mais que les français ne connaissent pas forcément et qui était utile à rappeler et parce qu’il y a sa lecture à lui.

Béji Caïd Essebsi a été acteur de l’Histoire aux côtés de Bourguiba. Il a été observateur, ensuite, pendant sa retraite. Il est revenu à la politique avant d’en repartir, d’y revenir et de devenir président. C’est ce personnage qui m’a intéressée.

Ca peut paraître étonnant mais j’ai toujours refusé de faire un livre avec un politique français.

Pourquoi ce livre?

Parce que j’estime que nous avons un devoir de solidarité par rapport à la Tunisie. On a une Histoire commune, un héritage commun et une amitié qu’il faut préserver.

C’est donc un livre fait par une journaliste française avec un éditeur français et dans l’optique d’un public français parce qu’on n’a pas toujours eu, en France, une bonne compréhension de la situation en Tunisie. Il y a tellement eu de malentendus et les gouvernements français n’ont pas soutenu ceux qu’il fallait en Tunisie. Et puis, il y a des a priori de certains politiques français qui pensent que la Tunisie d’aujourd’hui n’aime pas la France, qu’on voudrait se débarrasser de ce partenaire et en trouver d’autres.

Pourtant, entre la Tunisie actuelle et la France, il y a des liens forts. L’histoire personnelle de Béji Caïd Essebsi ramène à la France. Il y a aussi des responsables actuels qui ont fait leurs études en France comme c’est le cas du chef de gouvernement d’aujourd’hui.

On le répète à l’envie: s’il se passe quelque chose en Tunisie on sera tous mal. Si la Tunisie s’effondre, on sera mal.

Pendant nos entretiens, il y a eu les attentats de Paris, il y a eu ceux de Nice, cet été. Nous sommes frappés par le même mal et nous subissons les mêmes menaces. Nous avons un devoir de solidarité pour préserver les liens entre la France et la Tunisie. Nous sommes si proches que nous ne pouvons avoir aucune indifférence à l’égard de ce pays. Il ne doit y avoir que de la solidarité, de l’amitié. Et pour cela, il y a une responsabilité française.

Vu le poste de Béji Caïd Essebsi, quel avenir prévoyez-vous à ce livre?

C’était un moment. Il est d’ailleurs possible qu’il soit complété autrement pour être traduit en arabe. Cela est prévu.

Quels ont été les grands axes choisis?

Il nous a parlé d’Islam. Je lui ai demandé: « Vous dîtes notre Islam est un Islam tunisien, vous le dîtes compatible avec la démocratie. Dîtes-nous-en plus! » Voilà pourquoi il explique cela en répondant à des questions sur l’Islam et en expliquant ce qu’est le Wahabisme. On y parle aussi de la situation d’aujourd’hui, jusqu’où ça va avec Ennahdha et puis on aborde la situation internationale.

Il y a, par ailleurs, l’idée d’expliquer l’exception tunisienne, ce que c’est et ce que cela veut dire.

On aborde aussi le combat actuel contre le terrorisme et puis ce qu’est, pour lui, la Tunisie de demain. Il y a tout un chapitre sur son explication de la situation.

Il parle beaucoup de laïcité mais n’aime, toutefois, pas l’expression « fascisme islamiste ».

La Libye, il en parle beaucoup et c’est intéressant parce qu’en France, on ne perçoit pas du tout l’importance du sujet libyen. La question s’invite dans le débat présidentiel en France à travers Nicolas Sarkozy. Il continue à dire que c’est parce qu’on n’a pas suivi l’après-Kadhafi qu’il y a eu le chaos; d’autres pensent qu’au final, on n’aurait pas dû renverser Kadhafi.

Est-ce qu’il y a des choses qu’il a refusé de laisser paraître après les avoir dites?

Non, je ne vais pas vous dire qu’il n’a pas relu le livre. Mais il n’y a rien de choquant qui ait été relevé. Il n’y a rien de gênant qui ait été enlevé, non plus. Il y a juste eu de la relecture pour des formulations. Je m’étais dit qu’il allait être un peu plus attentif à des choses mais il n’y a pas touchées.

Toutefois, Béji Caïd Essebsi est un homme prudent. Il est, d’ailleurs, beaucoup plus prudent que ne l’est François Hollande. C’est un grand homme politique, sans être langue de bois.

Il a de l’humour, un humour que je trouve sympathique mais, d’un autre côté, je ne savais pas si cet humour pouvait être perçu comme tel. J’ai donc fait attention quand il disait des choses en souriant. Je me disais  » Oula! est-ce que ça va être compréhensible? ». il fallait des fois faire attention.

Et puis nos enregistrements ont été remis par thèmes, condensés et il y a eu le prisme choisi pour appréhender le tout, un prisme français défini selon la cible première: un public hors Tunisie.

Ce livre n’est pas celui où BCE se livre, vu la nature du poste qu’il occupe et les réserves que cela lui impose. Cela vous a-t-il déçue?

Non, pas de déception! Je sais qu’il ne peut pas se livrer. J’ai posé des questions qui intéressent en France, je lui ai demandé d’expliquer des interrogations en relation avec le débat sur l’Islam, l’identité, le terrorisme…

Il y a, incontestablement, des choses qu’il ne dit pas aujourd’hui mais qu’il dira, probablement, après. Ses réserves sont totalement légitimes et, encore une fois, je le dis: il n est pas imprudent comme l’est François Hollande.

Il sait qu’il est encore en fonction, que tout est encore extrêmement précaire, que la situation est difficile.

Quant à moi, je savais que j’allais voir un président. Je suis restée à ma place: je suis française, je suis journaliste. Ce livre n’est pas une commande, il n’a pas été demandé par la présidence de la République je l’ai fait par totale sympathie pour la Tunisie.

Mais je pense qu’un jour il fera un livre avec un journaliste tunisien, au terme de son mandat. Cela permettra de réécrire l’Histoire. Je sais qu’il a été sollicité pour ça, à plusieurs reprises.

Quel message adressez-vous aux lecteurs tunisiens?

Il ne faut pas que les Tunisiens le prennent mal: on est en reflet du débat français sur la place de l’Islam, sur la compatibilité de la pratique religieuse et la démocratie. Il y a beaucoup d’échos au débat présidentiel en France avec, en plus, le récit d’un témoin et de quelqu’un qui a une culture française intéressante, qui a de l’expérience et un recul par rapport à l’Histoire.

Toutefois, je pense qu’il y aura des déceptions en Tunisie parce qu’on attend peut-être des secrets qui n’y sont pas.

Je veux bien, de mon côté, qu’il y ait de l’intérêt pour ce qui est dit mais je sais que c’est une vision pour nous. J’en suis d’ailleurs responsable. Béji Caïd Essebsi s’amuse à dire: « C’est Madame Chabot qui est responsable du livre ». Il a dit cela en souriant.

Et au public français, quel message ce livre peut-il porter?

Je pense que ce sont les citoyens français qui doivent être conscients de ce qui se passe en Tunisie: S’il n’y a pas de mobilisation de la part de l’opinion publique française en faveur de ce pays, ça ne marchera pas! Il faut que les touristes reviennent. C’est cela aussi l’objectif. Et, au-delà de la France, il y a le contexte européen.

La première fois que j’ai vu Béji Caïd Essebsi avec six journalistes françaises, après l’attentat du Bardo, il y avait un enjeu terrible, il y avait aussi un terrible choc et une émotion partagée en France.

Je me souviens bien qu’après ce premier entretien, il nous avait dit, à nous journalistes français: « s’il y a un autre attentat je ne sais pas si on va pouvoir se relever, on n’est pas préparés à ça, on est en transition démocratique. C’est un tel choc! le gouvernement est là depuis peu de temps. Est-ce qu’on va pouvoir se relever, pouvoir tenir? »

Et quand il y a eu Sousse, je me suis souvenu de ce qu’il nous avait dit et qui nous avait beaucoup frappés: tout peut basculer en Tunisie si le terroriste continue, dans ce pays. Il faut que les gens se tiennent droits, résistent et il faut qu’on les aide.

J’entends des gens dire qu’est-ce qu’on peut faire? Vous pouvez prendre un billet et partir passer vos vacances en Tunisie, au lieu de partir ailleurs.

Pour l’opinion française à laquelle s’adresse le livre, les citoyens et moi aussi, nous pouvons agir à notre niveau. On peut manifester notre solidarité en prenant l’avion et en partant en Tunisie, il faut aussi que les entreprises françaises y investissent. C’est encore une fois, l’objectif de ma démarche.

A chaque fois que j’ai pris l’avion pour partir en Tunisie, on m’a dit avec étonnement « Comment peux-tu aller là-bas?! » Ma réponse, c’est que les attentats ont même frappé Paris. C’est dans ce geste-là que peut se mesurer la réalité de l’aide française à la Tunisie.

Car c’est sur trois niveaux que l’on peut aider: le niveau gouvernemental, le niveau de l’investissement et puis notre solidarité, nous citoyens. C’est l’enjeu du livre et Béji Caïd Essebsi l’a compris.

Béji Caid Essebsi sera-t-il avec vous pour le lancement du livre?

Oui, il viendra à Paris. Il va à Bruxelles pour le sommet Tunisie-UE du 30 novembre au 1er décembre et fera un stop à Paris. Il est d’ailleurs sollicité par des médias et ses apparitions sont en cours d’organisation.

Et vous, comptez-vous venir en Tunisie pour le présenter?

L’actualité française est compliquée en ce moment, mais je suis prête à venir! Y compris pour répondre aux questions des journalistes, mêmes celles désagréables.

Je parle Béji Caïd Essebsi assez bien désormais! Je l’entends parler. C’est l’effet du temps que j’ai passé avec lui et à l’écouter.

 

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