Le Tunisien Aziz Mebarek est un des acteurs du private equity, depuis plus de 25 ans. Il est à  la tête d’AfricInvest, un fonds transcontinental qui génère de la croissance pour le continent africain et pour ceux qui s’y intéressent. Interview

 

Pouvez-vous nous présenter l’activité d AfricInvest et son mode de fonctionnement?

Nous sommes un investisseur en capital opérant sur le continent africain en private equity,  c’est-à-dire en intervention dans le capital d’entreprises privées non cotées. Nous renforçons les fonds propres des entreprises privées sur le continent pour essayer d’accélérer leur croissance. Nous intervenons, essentiellement, dans des entreprises qui sont bien placées dans leurs pays, pour en faire des acteurs régionaux panafricains ou même des acteurs qui vont au delà des frontières de l’Afrique. C’est le coeur de notre stratégie: investissement en capital pour faire, des entreprises partenaires, des leaders régionaux. En accompagnant, nous n’achetons pas d’entreprises mais nous reprenons une part minoritaire du capital. Quant à nos critères, nous regardons surtout la viabilité des plans de développement, l’état du marché, les ressources humaines qui vont devoir mettre cela en oeuvre…

 

Opérer dans des places économiques différentes nécessite une connaissance de la réalité des marchés et une forte capacité d’anticipation. Comment avez-vous développé cette expertise ?

Nous nous inscrivons dans le cadre d’une connaissance fine des secteurs dans lesquels nous intervenons afin d’y apporter une valeur ajoutée. Nous n’allons donc pas vers des secteurs dans lesquels nous n’avons pas de connaissances.

Nous n’avons, par exemple, pas investi dans les mines ou les industries extractives, non pas parce qu’elles sont inintéressantes mais parce que nous n’avons pas l’expertise nécessaire. Les choses se font donc par itérations successives . Notre croissance a toujours été une croissance organique. Nous avons toujours pris notre temps pour aller vers des segments nouveaux et vers des pays nouveaux, pour avoir du personnel local susceptible de s’ arrimer à un attelage qui grandit.

 

Qu’est ce qui vous a ramené vers l’Afrique?

Nous avons commencé notre activité dans des environnements que nous connaissions, c’est-à-dire l’Afrique du nord à travers la Tunisie, l’Algérie, le Maroc. Notre développement s’est fait de manière concentrique par rapport à ce que nous connaissions le plus. Ensuite, nous avons agrandi le cercle car être local, lie fatalement, nos capacités de grandir à nos frontières. En anticipant les besoins des entreprises de notre portefeuille implantées dans nos géographies historiques, nous sommes allés vers d’autres pays. En nous y installant, de nouveaux besoins se sont révélés et  nous sommes devenus locaux dans ces géographies nouvelles. Ce développement s’est opéré sur les 25 dernières années, au moyen d’une certaine anticipation, de l’analyse des évolutions et en se donnant les moyens de mettre en place une stratégie gagnante.

A votre actif 25 ans d’expérience dans le domaine du capital-investissement, quels ont été les marqueurs importants de l’évolution du marché des affaires en Afrique?

Le point le plus important, c’est la gouvernance qui s’est nettement améliorée. Il y a aussi l’émergence d’un secteur privé, l’écosystème qui entoure le monde des entreprises, notamment la logistique: les dessertes maritimes et aériennes… L’infrastructure primaire s’est améliorée et il y a plus de zones industrielles, plus d’infrastructures au niveau électrique… Nous disposons aussi de plus de ressources humaines de qualité.

Je pense qu’aujourd’hui, l’Afrique est encore un continent en devenir mais, au cours des vingt dernières années, il y a eu une remontée de talents exceptionnels dans les différents pays. En Tunisie par exemple, on continue à se plaindre de l’éducation mais, réellement, on continue à trouver des personnes d’un talent exceptionnel dans tous les domaines.

C’est ce qui permet à des activités comme les nôtres d’émerger et, à plus d’entreprises, de naître et d’exister. Ce qui ne s’est, en revanche pas fait dans les vingt dernières années (mais il y a un mouvement qui va désormais dans ce sens) c’est la progression de l’entrepreneuriat. Nous commençons, en effet, à entrevoir l’émergence d’un certain nombre de hubs entrepreneuriaux en Afrique notamment anglophone (le Cap a été précurseur, Nairobi, Lagos, le Caire… d’autres pays comme la Tunisie, le Maroc, le Sénégal sont en train d’émerger). Ce mouvement est à encourager et ce sont les politiques publiques qui doivent continuer à pousser dans ce sens. Nous essayons, quant à nous, d’apporter notre contribution à  cet écosystème entrepreneurial par des actions à but non lucratif, et en mettant en place des instruments qui peuvent accompagner les startups émergentes.

 

Vous êtes un acteur de l’économie internationale mais la Tunisie reste au centre de vos activités. Pourquoi ce choix?

C’est d’abord un choix de coeur. Mais, c’est aussi là que tout a démarré. La Tunisie  fait partie de la géographie que nous avons jugée pertinente pour nous. C’est un pays à gros potentiel qui est passé par une courbe en J prononcée et qui peut avoir un avenir brillant. Donc oui, la Tunisie fait partie de notre zone d’intervention et le continuera.

Vous représentez l’économie africaine auprès des acteurs majeurs de l’économie européenne. Quelles spécificités mettez-vous en avant? Lesquelles auriez-vous préféré ne pas occulter… ou ne pas avoir à avouer?

J’interagis avec plusieurs acteurs économiques africains et européens qui commencent à s’intéresser, de manière sérieuse, au continent africain. Ce que j’essaie de faire pour être honnête avec moi-même et avec les autres, c’est d’être factuel. Je n’ai jamais survendu les environnements dans lesquels j’opère. En revanche, j’ai toujours considéré, selon ce que j’espère être une analyse objective, que le continent africain est très prometteur et qu’il a un très fort potentiel. Quand je fais une analyse, je ne mens jamais par omission.  Toutefois, je suis de nature optimiste et je pense que nos actions à tous ont un grand apport, quand elles se conjuguent. On peut ainsi capitaliser sur ce qui est positif. Mais il y a toujours des points négatifs à ne pas occulter.

Qu’est-ce qui est donc perfectible, à votre sens?         

Le continent doit rattraper son retard, en matière d’infrastructure. Les choses s’améliorent mais cela reste insuffisant, en ce qui concerne la  santé et l’éducation. C’est également le cas pour la gouvernance. On peut voir ça comme un élément négatif ou comme un potentiel à saisir. Par contre, si on veut appréhender les défis, il faut les prendre de manière organisée, pays par pays, car ce ne sont pas des questions  à considérer d’un point de vue global.

Toutefois, s’il fallait trouver un point commun entre nos différentes problématiques, je pense que ce sera le brain drain des nos concitoyens qui quittent leurs pays, parce qu’ils n’ont plus beaucoup d’espoir. C’est un des sujets par rapport auxquels on ne peut pas démissionner. Même si on considère qu’on est en situation d’échec aujourd’hui, on ne doit pas abandonner nos enfants et les générations qui arrivent et les laisser en rade. En ce qui me concerne, c’est ma principale préoccupation aujourd’hui: faire en sorte que nos jeunes se projettent dans leurs pays, y vivent tout en étant ouverts au monde et regardent l’avenir avec optimisme.

En Tunisie, nous connaissons la problématique des diplômés qui n’arrivent pas à trouver un emploi, ce qui crée l’exode des cerveaux. A côté de cela, nous voyons que la Tunisie peut être une plateforme extraordinaire pour un ensemble de métiers et faire en sorte que ces différentes personnes qui sont chassées par les cabinets internationaux  puissent  être intégrées dans des aventures entrepreneuriales dans leurs pays et peuvent, à partir de leurs pays, conquérir le monde. J’en suis absolument convaincu. Comment y parvenir, c’est autre chose. Ce n’est pas facile mais je pense qu’il y a tous les ingrédients pour que ce que nous considérons comme des difficultés devienne des opportunités.

AfricInvest dispose de 10 bureaux dont 7 en Afrique. Quelle est la stratégie derrière ce développement international?

Nous sommes à Paris, Nairobi,  Tunis, Casablanca,  Alger, le  Caire, le  Lagos et Abidjan pour couvrir les différentes régions qui entourent ces pays. Bientôt, nous démarrons nos activités en Afrique du Sud.

Nous cherchons à avoir une couverture panafricaine, à partir de hubs qui nous permettent de rayonner sur les sous-région qui entourent les pays en question. A Abidjan, nous sommes bien positionnés pour intervenir dans la zone UEMOA et en Afrique centrale . A partir du Nigeria, nous travaillons au Ghana, au Liberia… Nous avons, aujourd’hui, un maillage relativement fin qui nous permet d’avoir une couverture pertinente du continent. Nous avons déployé nos fonds dans plus de 25 pays d’Afrique. En ayant mis en en place cette stratégie de proximité et d’acteur local dans ces différentes géographies, nous avons créé un maillage qui nous permet de baser nos investissements sur une connaissance fine des environnements dans lesquels nous intervenons. AfricInvest grandit donc de manière cohérente en apportant une connaissance fine des nouvelles géographies ou des nouveaux secteurs d’activité dans lesquels nous opérons. Pour ce faire, il faut progresser, développer, évaluer pour corriger et continuer ainsi à se développer. Ce n’est pas une stratégie mais c’est la mise en oeuvre d’une stratégie: être panafricain.

Comment envisagez-vous l’avenir d’AfricInvest?

Je pense que nous avons aujourd’hui une présence panafricaine pertinente et solide, mais nous ne sommes pas positionnés sur l’ensemble de la chaîne des valeurs des investissements. Nous envisageons de démarrer, en 2019, une initiative de venture, c’est à dire de nous rapprocher des porteurs de projets à contenu technologique. Nous pourrons ainsi investir dans un segment dans lequel nous n’étions pas présents, parce qu’il était très difficile de lever des fonds s’intéressant à ce secteur. Nous avons fait beaucoup de travail pédagogique pour amener de grands bailleurs de fonds à nous accompagner sur cette initiative. Nous avons, depuis deux ans, lancé une équipe qui a travaillé d’arrache-pied pour monter une structure qui j’espère verra le jour en 2019. Ca c’est un objectif immédiat, mais je suis, par rapport à l’avenir proche, relativement serein.

Par ailleurs, nous avons démarré une initiative de présence en France et quand je vois ce que nous avons fait durant les deux dernières années, depuis cette implantation, je pense que ça a été pertinent et que nous allons continuer sur cette voie. Nous avons été les premiers à prendre ce positionnement en faisant le lien entre différents continents et l’Afrique et ce segment sera suivi, je l’espère, par d’autres collègues, parce que c’est un segment qui mériterait d’être renforcé.

Dans les ventures, d’ailleurs, il y a des liens très étroits entre plusieurs géographies en Afrique et la Silicon Valley et j’espère qu’on arrivera aussi à intéresser la Silicon Valley au segment venture en Afrique du nord (qui reste un peu francophone). A l’avenir, nous continuerons à être un acteur panafricain, mais en élargissant les horizons et en faisant en sorte d’intéresser d’autres géographies à ce qui se passe sur le continent. On s’inscrit dans cette dynamique et on est un acteur parmi tant d’autres dans cette démarche.

 

Vous faites partie des acteurs économiques importants du continent mais on sait peu de choses sur vous. Pourquoi ce choix de la discrétion?

Ce qui est utile, c’est ce que nous sommes en train de faire. C’est ma philosophie: être utile et apporter une réelle contribution. Ce qui importe, c’est l’action.