Comme se condamnant au bûcher, des jeunes Tunisiens s’immolent par le feu dans un ultime signe de désespoir. Le 13 mars aux alentours de 8 heures, alors que Tunis se réveillait et s’apprêtait à accueillir, sans grand enthousiasme, le nouveau gouvernement formé après un tumulte général que l’on croyait incessant, Adel Khazri, originaire du Nord ouest s’est immolé par le feu.

Enième acte suicidaire qui s’est déroulé devant le théâtre municipal de Tunis, illustration de la tragédie que vivent les tunisiens depuis que la première flamme est née, cet acte a secoué tout un peuple. Mais la secousse n ‘aura duré que quelques minutes. Sur les réseaux sociaux, plusieurs personnes ont partagé cyniquement la photo illustrant cet acte de désespoir. Mais la vie a vite repris le dessus et les intérêts se sont focalisés sur d’autres sujets.

Le 15 mars, alors qu’on a enterrait Adel Khazri dans une ambiance contestataire pour le moins tendue, 4 autres Tunisiens ont mis le feu à leurs corps. Plus d ‘une centaine de cas similaires se sont produits depuis février 2011.

Le choix du feu :

Des personnes à la fleur de l’âge choisissent ce sort macabre et le choix du feu n’est pas anodin. Ces jeunes suicidaires n’ont pas opté pour une mort sereine, pour un suicide « discret ». Ils ont choisi de mourir en public, au milieu de la foule comme pour se donner en spectacle ; une tragédie épique où le héros se bat contre la misère, où il se bat jusqu’à en mourir. S’immoler par le feu est un acte masochiste qui en dit long sur la perception qu’a le suicidaire de lui-même. Il s’agit d’une perception ou d’une appréciation qui va crescendo : on déteste sa vie, on déteste la vie et on finit par se détester jusqu’à vouloir se faire du mal et en finir.

Le désespoir inhérent à cet acte de pyromanie, recèle une forme de contestation. En effet, volontairement ostentatoire, cette mort dans les flammes se veut un message aux gouvernants, un signe fort qui en dit long sur la situation sociale de la classe défavorisée et d’une jeunesse à l’abandon. La révolution tunisienne s’est essentiellement nourrie du feu qui a dévoré le corps de feu Bouazizi, devenu symbole d’une classe ouvrière meurtrie. C’est cet acte tristement précurseur qui fait que des jeunes tunisiens en proie au désespoir optent pour cette mort plutôt que pour une autre. Il est possible qu’au-delà du désespoir, ces suicidaires croient en l’espoir de faire changer les décideurs, de provoquer un sursaut auprès de leurs compatriotes et d’enclencher un changement. Comme se donnant en offrande à des dieux qui semblent s‘être rangés d’autres côtés que le leurs, ces jeunes au cœur meurtri et aux corps en flamme en finissent avec une vie trop dure pour eux, mais nous lèguent en retour un lourd testament, un testament lourd de culpabilité.

La culpabilisation

Acte final d’une tragédie dont le héros, voire l’anti-héros se bat contre un sort qui l’accable, le suicide tel que nombre de Tunisiens le pratiquent désormais, c’est à dire en s’immolant se passe généralement en public. Ce choix de ne pas mourir dans la discrétion vise à provoquer le pathos au moyen d’un spectacle à la fois choquant et touchant. Assister à ce type de suicide revient à se retrouver témoin de l’injustice générale et du désespoir qui en résulte. C’est se retrouver témoin de l’impuissance du suicidaire et de sa propre impuissance, se sentant coupable d’avoir réussi là où beaucoup d’autres échouent jusqu’à en mourir.

Cependant, la dimension cathartique telle que le suicidaire la conçoit n’est plus au rendez-vous comme elle l’a été lors du sursaut général qu’a connu le Tunisien un certain janvier 2011. En effet, le phénomène s’étant proliféré a connu depuis une banalisation qui l’a vidé de son sens, de ses visées et de sa dimension symbolique.

Alors quand circule une information annonçant que 100 policiers, en contestation à leur licenciement, auraient décidé de tenter un suicide collectif mardi 19 mars devant le ministère de l’Intérieur, les Tunisiens n’en pleurent pas, mais rient.

Toutefois, en Tunisie, on rit jaune depuis un moment, car le désenchantement est croissant, que la situation est exaspérante et que, quelque soit la classe sociale, la déprime est ambiante et généralisée

Il fût un temps où en Tunisie, d’un corps en flamme naissait une révolution. Aujourd’hui, c’est de la révolution que naît le feu. Les cœurs en flamme, on assiste impuissants à des rêves qui prennent feu.