Internet a changé nos vies. Qui d’entre nous ne l’a pas constaté? Internet a changé nos démocraties voilà un constat que nous commençons à peine à faire.

Ceux qui ont utilisé les moyens technologiques à des fins électorales l’ont, eux, compris avant les autres.

En Tunisie et alors que le premier tour des élections présidentielles vient de s’achever, il demeure de nombreuses interrogations quant aux résultats. En vue des législatives imminentes, il est intéressant de réfléchir à des réponses en lien avec un contexte international ayant connu l’influence du big data dans les enjeux décisionnels.

A regarder de près la scène politique tunisienne, l’on se rend compte de l’émergence d’une nouvelle classe politique, une catégorie nouvelle, peu connue. Cette nouvelle catégorie de « politiciens » est étonnante par l’inadéquation entre son action politique minimaliste et les résultats des urnes en sa faveur, déconcertante par son absence sur le terrain et par sa présence en tête des sondages, inquiétante par le décalage entre l’opacité de son mode opératoire et la clarté qu’impose l’exercice politique aux yeux de citoyens composant avec un passé politique révoltant.

Les présidentielles qui se sont tenues le 15 septembre 2019, en Tunisie, ont vu la montée de deux phénomènes considérés, jusque-là, dans le cadre de l’adversité, comme des épiphénomènes. En l’absence d’un parti les soutenant, sans structure ni hiérarchie, ni ramification régionale, en l’absence d’un passé politique ou d’actions militantes, sans engagement aucun à une cause précise, ces deux candidates étaient, aux yeux du commun  des Tunisiens, face à des figures politiques connues et des structures partisanes ayant pignon sur rue, les erreurs des sondages les donnant, depuis plus de six mois, pour favoris.

Certes Nabil Karoui (ayant obtenu 15,6% des voix) a misé sur l’action sociale (son association de bienfaisance) et la propagande médiatique( à travers sa chaîne de télévision) pour gagner en popularité, mais il n’est pas parti de rien en termes d’image. Il a juste fallu amplifier sa renommée d’une manière stratégique et apposer à l’étiquette des affaires celle de l’engagement social au profit de la classe démunie. Un ciblage artisanal, en somme, mais qui tient compte d’une nouvelle donne:

Le clivage en Tunisie n’est plus idéologique, mais social, il ne se rattache plus aux idées, mais au quotidien, à la subsistance.

Pourtant, en Tunisie, de nombreux partis, hommes politiques et leaders d’opinion continuent aujourd’hui à évoquer une opposition progressistes/ islamistes. Cela est très loin de la réalité et ceux qui ne l’ont pas compris se sont vus pénalisé lors des dernières élections. La cartographie politique a changé et le clivage aussi. L’on peut même pousser la réflexion: la différenciation des tendances politiques gauche droite est amenée, elle aussi, à être revue, compte tenu du désir de renouveau insufflé par les urnes dans de nombreux pays.

Pour revenir au contexte tunisien, baignant en plein anachronisme, lesdits progressistes s’étaient avancés vers la date fatidique du 15 septembre, en s’entretuant et se sont vus au final dépassés de loin ( avec 18,4%)par un enseignant universitaire à peine connu pour ses interventions de spécialiste en Droit constitutionnel dans le cadre du journal télévisé de la chaîne nationale. Elément de renommée: sa voix monocorde et son intonation très particulière. Sans programme politique clair, sans présence outre-mesure sur le terrain, sans présence médiatique, sans discours politique transcendant, sans vision globale pour l’avenir de la gestion du pays,  Kais Said a remporté le premier tour, loin devant ses concurrents.

Kais Said est un réel phénomène, un cas d’école, le contre-exemple pour l’archaïsme politique, peut-être le prototype pour « la politique de l’avenir ».

On peut réussir sans grosse machine (apparente), sans capacités humaines (visibles), sans grandes tournées électorales (réelles), sans serrer des mains et taper sur les épaules. Kais Said est un OVNI politique, un OPNI , il est la preuve que la légitimité et la renommée ne vont pas forcément de pair et que les modes de fonctionnement de l’action politique classique peuvent s’avérer inefficaces.

Les législatives verront probablement la montée d’un autre OPNI, Ich Tounsi, mouvement qui se différencie, substantiellement, des partis et qui semble gagner du terrain, avec l’assurance de celui qui maîtrise les données menant au résultat escompté.

Alors que la date du 2ème tour avance à grands pas vers une opinion publique encore déconcertée, l’accointance de certaines parties politiques avec des entreprises étrangères fait polémique. Ont en effet, fait surface, des documents attestant d’une collaboration entre les candidats Karoui et l’initiatrice du projet Ich Tounsi et le parti Ennahdha avec des sociétés américaines opérant dans le secteur du marketing de l’image et du lobbying. Le savoir-faire étranger en matière de marketing électoral ne serait donc pas si lointain des candidats à la présidentielle…

Les parties n’ayant pas eu recours à pareils services n’ont peut-être pas échoué par manque de compétence mais pour non équité dans la pratique de la chose politique.

Pratiques politiques classiques face aux pratiques innovantes, l’archaïque face au 2.0…

Le monde a connu des victoires politiques surprenantes bien avant la Tunisie. Cela avait fait l’actualité lorsque des affaires d’utilisation de données avaient été dévoilées au grand jour. Le big data, les données collectées, ont rendu plus facile l’accès aux citoyens internautes. Potentiels électeurs sont désormais identifiés, le discours vers eux est plus direct, mieux ciblé, quasi personnalisé. En plein dans le mille, et c’est bien plus efficace qu’une tournée préélectorale dans le marché du village. Il suffit de taper sur Google Cambridge Analytica, de scruter les changements politiques dans le monde… On remarquer la montée souvent inattendue de forces nouvelles, dudit antisystème.

On remarquera que l’antisystème ne s’oppose clairement plus au système dans son essence, mais essentiellement à sa conception et à son mode d’action.

L’action politique efficiente a-t-elle connu une grande mutation? Ceci n’est pas de l’ordre du complotisme, ni de la spéculation. De nombreuses sociétés de par le monde proposent aujourd’hui leur service, à celui qui veut l’acheter, pour faire gagner des électeurs comme on fait gagner à une entreprise des clients. Marketing politique innovant ou détournement de la démocratie? Cela est incontestablement une menace pour les pays concernés quand les candidats aux scrutins y ayant recours ne sont pas les meilleurs décideurs de demain. Trump, phénomène politique, en exemple. Le Brexit en cas pratique. L’Inde en spécimen de taille. Les victoires surprenantes et les opinions publiques à la ramasse, en résultat.

La Tunisie sera-t-elle, quant à elle, le premier laboratoire arabe de la démocratie 2.0?