6 février d’un certain hiver tunisien. Chokri Belaïd meurt en bas de chez lui, tué par des balles dont l’origine demeure inconnue. Le leader de gauche ne se gênait pas de dire ce qui gênait, il n’hésitait pas à citer l’islamisme politique comme la source des maux tunisiens, il n’avait pas peur de citer les noms des leaders les plus extrémistes et de les désigner comme les  manipulateurs d’une Tunisie qui se radicalise. Il n’a pas eu peur de dire que des volontés étrangères à la Tunisie constituaient les marionnettistes d’un pays qui peinait à trouver la voie, même après avoir chassé la dictature.  Pour tout cela et plus probablement, l’avocat, le père de famille, le Tunisien Chokri Belaïd a été tué, froidement, de bon matin, en plein Tunis. Un crime envers la Tunisie, ses hommes, sa Femme, ses enfants, son avenir que l’on voyait alors radieux au lendemain d’une révolution contre l’oppression. L’oppression est encore là, 3 ans après. Elle serre les cœurs à chaque fois que revient l’image de celui qui est mort pour l’avenir de ce pays ; un avenir sans lui, pour nous et pour nos enfants. Cette lourdeur sur nos cœurs et  ce poids sur nos consciences persistera, tant que persisteront les questions et qu’aucune réponse officielle n’aura convaincu.

 

Mort pour incompatibilité idéologique 

« Lorsqu’il prenait la parole, il accaparait regard, ouïe et attention », se remémorent ses anciens camarades. « Ses qualités d’orateur, sa capacité d’analyser le présent et sa lecture visionnaire de l’avenir politique tunisien font de lui  un politicien hors pair», regrettent les observateurs qui l’ont connu plus tard.  Chokri Belaïd est mort pour incompatibilité idéologique avec ceux qui se voulaient , ainsi que leur pensée, locomotives pour la Tunisie qui se cherche. Un tel leader dérangeait. Son charisme, son point de vue, sa capacité de convaincre et son intrépidité à le faire ne pouvaient qu’augurer du mal qui l’a atteint.

Dans le climat de tension de l’époque, dans le cadre de la vindicte verbale et de la violence sous-jacente aux débats officiels, beaucoup avaient peur pour les hommes peu nombreux de la trempe de Chokri Belaïd. A cette époque-là, « laïc » était devenu une insulte, « rationnel » associé à l’apostasie, « francophone » sonnait comme ennemi de la Nation, « maçonniste » comme ennemi de l’Islam. Le tout faisait une étiquette légitimant l’assassinat au nom d’une idéologie aussi bête qu’abrutissante. Même après sa mort, beaucoup disaient de Belaïd qu’il était un non-musulman comme pour minimiser l’impact de son assassinat ou en légitimer la raison. Ceux-là sont l’emblème morbide d’une Tunisie en proie à l’obscurantisme.

Un assassinat transition politique

La mise à mort de Chokri Belaïd a eu lieu dans un contexte politique très particulier. Mort lors d’une transition dont il a lui-même été une. En 2013, plusieurs mois après la victoire des islamistes en Tunisie et plusieurs mois après le laxisme à l’égard des islamistes radicaux, la Tunisie commençait à prendre une voie qui dérangeait certains militants qui craignaient pour l’avenir du pays. La mort de Chokri Belaïd, la contestation qu’elle a suscitée, dès le soir du meurtre, et le mouvement général que cela a provoqué auprès des dirigeants ont engendré un changement politique qui a marqué la Tunisie post-révolution. Mise à mal du gouvernement de Hamadi Jebali, dissolution de celui-ci, l’instauration d’un gouvernement de technocrates et l’organisation d’élections dans des délais brefs, voilà la suite de l’événement.

La mort de Chokri Belaïd associée à l’assassinat de Mohamed Brahmi, autre leader de gauche – survenu cinq mois après – fera prendre à la Tunisie un tournent important dans le cadre de son Histoire. Un Front de Salut national (composé du Front populaire et d’autres partis de l’opposition), manifestations au Bardo, demande de dissolution de l’Assemblée nationale constituante, arrêt de travail de celle-ci, Dialogue national, puis feuille de route et nouvelle voie ouverte à la Tunisie. Démission de l’islamiste Ali Laârayedh alors chef du gouvernement, arrivée de Mehdi Jomâa, ratification de la Constitution et tenue d’élections législatives et présidentielle.

Mort de l’homme, naissance d’une icône

Cette double perte pour les partis de gauche a permis au Front populaire de gagner en crédibilité et en sympathie. Ceci sera prouvé lors des échéances électorales suivantes. Toutefois cette proximité avec les Tunisiens n’aura pas été suffisante, sur le moyen terme, pour faire arriver les figures de gauche aux postes de décision, faute de leadership adéquat ou résultat de choix n’ayant pas convaincu d’une manière étendue. La mort de Belaïd comme celle de Brahmi après elle, a, toutefois, fait comprendre aux Tunisiens que l’accès à la démocratie peut être sanglant et que la notion de sacrifice, jusque-là perçue par le prisme de l’Histoire, est le propre de toute citoyenneté accomplie.

« Chokri Belaïd est vivant » scandaient des Tunisiens partis au cimetière d’El Jellaz, hommes et femmes, le 8  janvier 2013. Chokri Belaïd n’est plus. Sa moustache et son grain de beauté ont fait de lui le Guevara tunisien. Chokri Belaïd n’est plus parmi nous, mais pour nous il demeurera un emblème. Celui de l’avenir d’une Tunisie qui doit résister encore et toujours. Une Tunisie qui doit rester vigilante, à toute épreuve, pour que ne soit pas détourné son parcours.

Chokri Belaïd est devenu la figure de cette Tunisie qui se veut moderne malgré la violence et la menace persistante. L’homme est mort mais l’icône qu’il est devenu restera longtemps vivante et marquera, d’une manière indélébile,  l’Histoire de ce pays. Mort pour ses prises de position, mort pour ses idées, mort pour la Tunisie. Chokri Belaïd est vivant dans ceux qui l’ont connu et aimé et ceux qui ne l’ont connu que de loin et qui le regrettent encore. En eux tous demeurent deux postulats incompatibles certes mais très représentatifs du paradoxe illustrant la Tunisie et sa politique actuelle : « Chokri vivant ! » mais « Qui a tué Belaïd ? ».  Un regret sonnant comme une revanche portée désormais par des millions de Tunisiens et, en l’absence d’un commanditaire désigné, un triste mystère encore non élucidé.

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