Nous avons bâti les fondements de notre culture et la modération de nos crédo sur des figures qui ont marqué notre Histoire. Haddad, Ben Achour et d’autres auront été et seront toujours les faiseurs de notre spécificité culturelle et de notre attachement au religieux sans anachronisme aucun avec l’époque et le contexte. Afin d’attaquer ces fondements et d’en imposer d’autres, on avait tenté d’attaquer ces personnalités illustres, de mettre en doute leur apport, comme la pensée novatrice d’Ibn Rochd avait été décriée par ses détracteurs. Des siècles après, et toutes proportions gardées, les représentants des idéologies « détonantes » sont encore malmenés par un courant tirant vers tout, tout sauf le débat constructif car, comme l’écrivait Goethe « tout devient inintelligible pour qui a peur des idées ».

La controverse autour de la théorie de Mohamed Talbi attestant que l’alcool n’est pas prohibé par le coran est intéressante car tout débat idéologique est salutaire. Elle a, en revanche, été abordée dans un contexte qui n’est pas le sien. Aurions-nous pu voir Paul Ricoeur exposer ses réflexions chez Patrick Sébastien ? Non ! Nous avons pourtant pu voir Mohamed Talbi aborder le point d’orgue de ses réflexions entre deux niaiseries télévisées, face à des invités d’un calibre différent du sien, avec des arguments autres que rationnels.

L’idée n’est en aucun cas d’explorer ladite théorie, de défendre celui qui l’a élaborée ou de dénigrer ceux qu’on avait placés face à lui. L’idée est de se demander comment on peut exposer notre élite à une dérive les détruisant. Car les dérives de comportements et de réflexions de Mohamed Talbi sont en relation avec son âge avancé et non avec le fond de sa pensée. Les conclusions auxquelles est arrivé notre illustre universitaire ont été traitées médiatiquement d’une manière légère dans un rapport chaud avec « l’actualité » qu’elles avaient suscitée. Elles ont été accueillies sur la place publique avec l’étonnement, l’indignation et le dénigrement allant de pair avec le traitement qui leur avait été accordé.

L’éminent penseur en est devenu la risée de tous ou presque et un mythe s’est écroulé. Avant lui, Hichem Djaït avait été critiqué pour sa prise de position télévisée au profit de Moncef Marzouki, décrié par beaucoup à l’époque. Cependant, même si pareille apparition médiatique a ébranlé, aux yeux de certains, l’image du grand penseur se mêlant de basses affaires politiques, éthiquement, il n’y avait rien, dans cette présence télévisée, de condamnable au niveau de la forme.

Pour Mohamed Talbi ce n’est pareillement pas le fond qui dérange car c’est une matière à débat, mais c’est la forme qui fait défaut. Voir le grand académicien, trois fois dans la même semaine, dans des émissions en inadéquation avec son champ de réflexion, le voir humilié à trois reprises (non pas par autrui mais par lui-même, en quelque sorte) rappelle, toutes proportions gardées également, l’image des vandales contemporains détruisant le patrimoine culturel à Mossoul. Nous sommes en train de nous évertuer à détruire nos icônes pour faire doper l’audimat.
Pour ne pas aller plus loin que l’autre rive de la Méditerranée, en France a-t-on récemment revu à la télévision s’exprimer Chirac ou Giscard ? On s’abstient de les inviter afin de préserver leur image et de respecter leur dignité. Cette décision de préserver l’image des grands hommes devenus âgés vient de leurs proches comme elle peut venir de médias ne cherchant pas le trash et ayant une déontologie se nourrissant d’une éthique sociétale, celle notamment du respect des personnes dont l’âge avancé a laissé ses marques sur l’esprit.

L’idée n’est pas d’occulter les idées récentes de Mohamed Talbi, mais de les traiter avec l’égard qui sied au grand penseur qu’il a été. En faire le buzz de la semaine au détriment de sa personne, de son image et de tout ce qu’il peut représenter dans la mosaïque culturelle de notre pays est un acte dénué d’éthique, tant de la part des médias l’ayant exposé en connaissance de cause que de la part de tous ceux qui ont fait de lui l’égérie de notre superficialité.

Il n’est point question d’exercer une ségrégation basée sur l’âge; mais qu’on ne pratique pas l’indécence d’exposer ceux qui n’ont plus l’âge d’être personnage public ! « Le vieillard perd l’une des principales prérogatives de l’homme, celle d’être jugé par ses pairs », avait écrit Goethe. Mohamed Talbi en sait quelque chose ! On est en train de faire de nos modèles des anti-modèles et l’on assiste béats et connivents à ce spectacle télévisé indécent. Mouvement de table rase en marche !

Nous sommes, désormais « presque » sans élite et, sans élite, que sommes-nous?

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