Le sondage Sigma du mois de juin a désarçonné. Et pour cause, plus de 50% des voix semblent favoriser des candidats contestés par l’opinion publique: Abir Moussi, pour son parcours idéologique certes constant mais présentant un peu trop d’accointances avec le régime Ben Ali. Le juriste Kais Saïd, pour l’aspect infondé de sa présence sur la scène politique. L’homme d’affaires Nabil Karoui, pour son action de propagande télévisée pré-électorale.

Si on s’en tient aux arguments de ladite opinion publique qui s’élève contre ce sondage, aux élections à venir, la Tunisie tanguera entre la passéiste, l’usurpateur et le machiavélique.

Topo alarmant, incontestablement! Mais…

Pareil sondage ne peut se lire sans une approche comparative. Pas seulement par rapport à des expériences électorales étrangères mais aussi par rapport à la propre expérience tunisienne, aussi limitée soit-elle.

Revenons à l’élection de 2014, à quelques mois avant celle-ci, au sondage Sigma de J- 6 mois. Celui-ci donnait, pour gagnant, Mehdi Jomaa, avec plus de 30% avant Beji Caid Essebsi qui arrivait 2ème des intentions de vote avec 6% en moins. Nous savons tous que, 6 mois plus tard et quelques manoeuvres politiques ensuite, la tendance s’est inversée au profit de l’actuel président de la République.

En France, six mois avant l’élection d’Emmanuel Macron (avec plus de 66% de voix, au 2ème tour et 24 au premier), les sondages donnaient, pour gagnant, François Fillion, avec plus de 30% pour l’un contre près de 13% pour l’autre.

En 2016, aux Etats-Unis, les sondages avaient donné, pour gagnante, Hillay Clinton contre le fortement contesté Trump. La suite, nous la connaissons tous.

Que de renversements de tendances!

Ceci ne peut que nous rappeler  que les sondages ont cet avantage de changer la réalité du terrain qu’ils sont censés, en amont, représenter. Plus ils choquent, plus ils sont susceptibles de contrecarrer  leurs propres prémonitions.

Déboussolés, bon nombre de  Tunisiens ont découvert, ce 12 juin 2019, une nouvelle cartographie politique et ne se sont pas reconnus dans la direction vers laquelle tire la majorité.

Quelle est donc cette majorité locomotive de l’avenir de la Tunisie et vers quel avenir traîne-t-elle le pays? Selon ce que semble révéler le sondage précité, « il s’agit de votants issus des régions reculées du pays et de personnes ayant un niveau d’instruction limité ». Stigmatisant? oui, surement!

Toutefois, cela démontre les conséquences du décalage existant entre le discours politique et ceux pour lesquels il se prédestine, entre l’action politique centralisée et les frustrations d’une grande frange de la population pas si spectatrice qu’elle ne le parait.

Cela semble avoir échappé à certains politiciens, mais cela n’a pas échappé à quelqu’un comme Nabil Karoui.

Idéologie versus cartographie socio-économique:

Lors des précédentes élections, c’est dans la dichotomie idéologique que l’on a puisé un fonds électoral gagné par crainte et non par conviction. Soucieux tantôt d’écarter les islamistes et tantôt d’éloigner, de la sphère décisionnelle, l’état d’esprit de Marzouki, les Tunisiens ont été nombreux à voter BCE et Nidaa.

A ce stade, l’argument idéologique semble être passé de date et de l’eau a coulé sous les ponts, réhabilitant certains des proscrits d’hier. En l’absence de réels programmes politiques et de vraies solutions et face à un Tunisien à bout de souffle et en attente d’une sortie de crise imminente, elles sont nombreuses les figures politiques qui peinent à trouver un nouveau fonds de commerce idéologique à présenter comme appât.

Cela Nabil Karoui l’a, indéniablement, compris. Son interlocuteur: Le « zaweli », ce pauvre Tunisien martyrisé dont on chante les louanges avant chaque échéance électorale et à chaque fois que flanche la côte de popularité des décideurs. La crise économique a fait de ce zaweli une icône représentant une multitude de personnes issues de la classe défavorisée qui suffoque et de celle moyenne qui peine à émerger. C’est à lui et rien qu’à lui que l’ambitieux homme d’affaires s’est adressé, des mois durant.  Ca en fait des votants!

Pour transmettre son message, Nabil Karoui n’a pas envahi les plateaux, lui et ses acolytes, n’a pas rempli des salles lors de rencontres et de congrès, n’a même pas lancé de parti -encore… Un canal a suffi: la chaîne de télévision dont il est le fondateur.

Fin avril, la Haute Autorité indépendante de la Communication audiovisuelle ( Haica) somme Karoui d’arrêter la diffusion de sa chaîne. Celui-ci crie au scandale, victime, selon ses dires, d’un complot contre lui, contre ses projets…  contre les zwewla dont il fera, depuis ce jour, partie intégrante. Le statut de la victime tombait à pic et il convient bien au « père des zwewla de Tunisie » qui, des mois durant a procédé à des distributions de denrées alimentaires, de repas chauds et de nécessaires de survie.

Et le gagnant est…

Il serait, à ce stade, biaisé de dire que celui-ci ne peut pas se présenter aux élections et la manoeuvre visant la mise en place d’une loi sur mesure pour l’en écarter ne sied pas à la Tunisie démocrate à laquelle tout un pays aspire.

Il conviendrait mieux d’étudier les choix dont on s’offusque, car il n’y a de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre et il n’y a de plus désespéré que les votes sanctions que le vote par dépit. C’est le vide politique qui est à l’origine des choix électoraux les plus inattendus et la nature n’aimant pas le vide,  celui-ci ne profite qu’aux choix « contre nature ».

Dans ce contexte interloqué, le grand gagnant serait Youssef Chahed, à qui on aura présenté, ce 12 juin, son argument de campagne majeur: être le candidat de l’anti-usurpation, le candidat du critiqué mais rassurant « establishment »… un peu comme BCE avait choisi l’argument faisant de lui l’alternative des anti-islamistes. Joli coup de com’ pour lequel BCE doit beaucoup aux conseils de Nabil Karoui…

Quant au favori des sondages, en as de la communication, il n’a surement pas encore dévoilé toutes ses cartes.