Alors que le monde était Bardo, dimanche 29 mars 2015, disparaissait une grande figure de la scène culturelle. Ezzeddine Gannoun, celui que le théâtre passionne, est parti loin des feux des projecteurs pendant que les regards s’étaient posés ailleurs. En effet, la marche internationale interreligieuse et populaire de dimanche a accaparé toute l’attention. Et à côté de la politique, la culture passe évidemment inaperçue.

Il fut un temps où on accusait Ben Ali et son système d’avoir marginalisé la culture et créé la diversion susceptible de mener ailleurs l’intérêt du Tunisien, vers ce qui est sans intérêt justement. Ben Ali n’est plus là, mais notre désintérêt pour la chose culturelle demeure intact. Seule une minorité fait, dans ce contexte, l’exception, aux côtés des « cultivés » du dimanche et de ceux de Facebook, manifestant un intérêt d’occasion à la culture, au rythme du buzz et du m’as-tu vu.

Le sport national qui consume à lui seul l’intérêt populaire est incontestablement la politique avec ses nouvelles stars, ses répliques fétiches, ses slogans grandiloquents, ses figurants médiatiques et ses spectateurs béats tenus en haleine par des événements sans fin et dont le point culminant est quasi hebdomadaire. Ce dénouement qu’on attend et qui ne vient pas et cette manière qu’a le politique de nous tenir par les sentiments nous empêchent de voir l’essentiel. L’accueil qui a été réservé au décès de Ezzeddine Gannoun l’a prouvé.

Celui qui a redonné vie à un bâtiment des années 30 pour y faire naître l’Espace Al Hamra est parti dans la discrétion, car nous sommes un peuple qui aime les fanfarons. Celui que le ministère de la Culture a désigné comme « une des sommités de la culture tunisienne » est parti dans la discrétion, car la culture ne dit plus grand-chose à beaucoup de monde. Car l’amour de la culture n’a pas été semé sur cette terre, nous n’y avons rien à récolter, dans la quantité du moins.

« Pratiquer » la culture comme passion ou comme profession, l’apprécier et la soutenir relève désormais du militantisme car le mouvement de foule va ailleurs. Nous sommes, ainsi, dans cette phase qui fait que ce soit la foule qui crée l’élite et non l’élite qui façonne la foule. Ce n’est donc plus (ou très peu) la culture qui théorise et éclaire mais le parcours politique qui choisit et propulse les leaders d’opinion au gré des tournures que le pays prend ou qu’on voudrait qu’il prenne.

Experts en tous genres ont investi la scène publique, élite barbante puisant sa légitimité de réseaux de circonstance, leaders d’opinion dont le seul apport ou presque se résume à quelques statuts Facebook ont suppléé, dans les esprits, les vrais esprits pensants. Cette nouvelle élite a rebuté nombre de personnes tant les idées émises ont été, très souvent, en décalage par rapport à nos priorités et à notre contexte. Ces diversions pensées ont été tellement peu argumentées et hors sujet qu’elles ont vidé la notion d’élite de son sens et de son rôle.

L’Histoire ne retiendra pas les noms de ces usurpateurs, mais, en attendant, ceux qui sont la vraie élite pensante de ce pays s’éteignent dans l’indifférence générale. L’engouement pour la culture et même le regret de ses figures emblématiques sont ainsi à la merci de cette élite de façade. Si certains noms s’étaient mobilisés sur la toile pour rendre hommage à Gannoun, des milliers de suiveurs l’auraient fait à leur tour. Mais ces leaders d’opinion étaient attirés vers un autre spectacle dimanche dernier.

Celui qui a fait des spectacles et qui a formé des générations pour, n’a donc rien à attendre du peuple et de ses chouchous, de la classe politique et de ses pantins. Aux personnes de sa trempe, c’est la Nation qui est redevable et c’est uniquement à elle de les honorer, dans la vie et quand la mort les fauche. La Nation a ses institutions qui devraient être indépendantes de la chose politique passant de main en main et de poche en poche. La Nation a de vrais représentants se concrétisant dans un état d’esprit qui considère la Tunisie, ses courants d’idées, ses figures emblématiques dans la continuité de ce qui a été construit et dans l’anticipation de ce qui doit l’être. Cette construction d’ordre culturel devrait être indépendante de la volonté politique et des caprices de ses acteurs du moment et de leurs cabotins.

La Nation est une construction idéologique qui, comme un kaléidoscope, de plusieurs couleurs est formée. La culture, de ces couleurs, en est une et, de notre kaléidoscope, cette couleur tend à s’effacer. Parce que l’Histoire d’une Nation n’est pas que politique, mais est aussi du domaine du social et de celui des idées, elle ne retiendra certainement pas tous ces noms qui monopolisent l’attention générale et dont l’apport est soluble dans l’air. Mais l’Histoire retiendra que, le 29 mars 2015, Ezzeddine Gannoun est mort. Dommage que ceux pour qui il avait consacré sa vie, n’aient pas été là pour honorer sa mort. De l’histoire, ceux-là n’avaient retenu que l’anecdote…

« Quand l’homme de guerre a fini sa besogne de héros, il rentre dans sa maison et pend son épée au clou. Il n’en va pas de même pour les penseurs. Les idées ne s’accrochent pas au clou comme les épées. Quand le philosophe, quand le poète, se repose, ses idées continuent de combattre. Elles s’en vont en liberté, comme des folles sublimes, tout briser dans les mauvaises âmes et remuer le monde », avait écrit Victor Hugo. Mille excuses à nos penseurs morts ou qui se meurent, dans ou par l’indifférence générale.