Depuis la naissance de la Révolution, celle du jasmin, paradoxalement, la Tunisie sent le brûlé. Après l’exaltation des têtes brûlées, s’est exhalée la politique de la terre brûlée. Les prix ont commencé à flamber et une société, en ignition, a tenté, tant bien que mal, de renaître de ses cendres.
Il y a deux ans déjà, un jeune s’est immolé. Il a mis fin à sa vie, en prenant feu, et tout un pays a pris feu avec lui. Le feu “révèle la pureté totale, mais il peut aussi la recréer”, écrit Marc Girard. Dans certaines civilisations le feu est, donc, purificateur, salvateur ; le feu est force et renaissance. Celui qu’a déclenché un jeune à Sidi Bouzid ne l’a nullement été.
Le feu de la révolution s’est éteint
Deux ans après, le feu de la révolution, tel que nous l’avons connu, s’est éteint et un sentiment de brûlure froide a pris place en nous.
Deux ans après, nos jeunes n’en finissent pas de périr en mer, dans des actes de fuite que l’on ne nomme pas si innocemment qu’il n’y paraît “harqa” (littéralement, « incendie » désigne en dialecte le voyage clandestin). À petit feu, des mères se meurent, dans l’attente d’une nouvelle qui ne viendra jamais, accrochées aux portes d’un ministère étranger, essentiellement, à leur désarroi.
Deux ans après, comme blessés à vie, des jeunes n’en finissent pas de mourir, consumés par des plaies béantes aux corps et aux cœurs. Des plaies que nulle promesse n’a pu guérir. Et, car l’Histoire ne s’écrit que par les actes, elle ne retiendra que la bravoure de ces anonymes au courage prométhéen.
Deux ans après, après le feu suicidaire, le feu criminel. Le fils de Sidi Bouzid, Feu Bouazizi a mis le feu à ses rêves. Le feu de Sidi Bousaïd, patriarche trônant sur Tunis, a mis fin aux nôtres.
En incendiant un monument d’une telle valeur morale et historique, on a voulu mettre le feu à une partie de nous, de notre histoire, de notre manière d’être, de nos souvenirs, de nos espérances… En attaquant un de nos monuments classés et non des moindres, sans cierges, ni bougies, les flammes ont rapidement dévasté les lieux exauçant le pire des vœux : brûler vive notre mémoire collective.
Le rouge au cœur et le bleu à l’âme
Depuis deux ans, mon pays se consume de Bouzid à Bousaïd. Depuis deux ans, le feu n’en finit pas de nous dévorer, défigurant au passage nos photos de grande famille unie et embrasant l’image que nous avions embrassée pour l’avenir de nos enfants.
Deux ans déjà, que l’on continue à aspirer à un idéal, que l’on croyait commun, deux ans que l’on fait le même rêve, mais qu’on se réveille avec un cauchemar chaque fois différent.
Deux ans ma belle que l’on te promet le feu d’artifice et qu’on ne t’offre qu’artifice. De mille feux je brûlais quand je pensais à toi étant loin, de mille feux je brûle alors que mes pieds foulent ta terre au milieu d’une foule désormais étrangère à toi, à moi, à notre Histoire et à notre avenir.
Deux bougies s’éteignent, mais nul n’a envie de souffler, car nous sommes tous à bout de souffle. Elles s’éteignent, timidement, et, en nous attisent une colère rouge feu.
Le rouge au cœur et le bleu à l’âme, mon pays, mon phénix, je te porte en moi, telle une flamme parcourant l’Olympe : tu passeras de main en main mais tu brilleras toujours.
(Article publié le 14 janvier 2013 dans Le Plus Nouvel Obs)