Sirotant un thé vert à la menthe, écoutant la cantatrice libanaise Tania Salah et s’extasiant sur le texte de Mahmoud Derouich, Zeyneb Farhat, femme de théâtre et militante tunisienne, s’attable très souvent dans le hall de son espace, Elteatro, et observe la vie qui l’anime.

Celle qui dit être venue au théâtre par le hasard du parcours se voyait interprète dans sa jeunesse. Elle rêvait de voyages, de cultures différentes et de découverte de l’Autre. C’est pourtant vers une carrière journalistique que sera orientée, momentanément, la jeune rêveuse.

Du prestigieux lycée de la rue du Pacha à l’Institut de Presse, donc. S’ensuivent des missions pour des médias américains, au bureau régional de VIS NEWS  et NBC, puis en freelance pour le Heralt Tribune et Reuters.  « C’était l’époque où la Tunisie intéressait pour l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) qui avait son bureau principal et pour la Ligue arabe qui y siégeait. Avec le départ de ces deux institutions la Tunisie a commencé à moins intéresser », lance-t-elle.

 

Zeyneb Farhat appréhende aussi bien la nostalgie que l’avenir avec le même regard qui brille. Elle n’est pas de ces Tunisiens qui regrettent, dans l’inaction présente, un passé qui aurait été celui de toutes les gloires pour leur pays. Elle n’est pas de ceux dont l’optimisme niais ne voit pas les défis qui attendent ses compatriotes et qui, selon elle, devrait les animer. « Défi », quand le mot revient dans sa bouche, il s’accompagne d’un sourire de revanche, celui qui en dit long sur les épreuves affrontées et les succès cumulés pour celle qui avoue « adorer les commencements, les lancements et les débuts ».

 

Présente au lancement d’El Teatro, il y a trente ans, elle a vu le pays changer, le spectateur muer, la révolution opérer. « Fille de Tunis », elle est de cette génération qu’elle qualifie de chanceuse, qui a connu le centre ville la nuit, sans l’insécurité, et la médina le jour, sans le harcèlement.  «  Ce que me rapportent, désormais, des jeunes filles qui viennent dans la salle ne ressemble pas à la ville où moi-même j’avais grandi ».

Au premier rang des militants s’étant opposés à la première version de la Constitution tunisienne jugée liberticide, en juin 2013, Zeyneb Farhat affiche une grande fierté quand il s’agit d’en commenter la dernière version. « Nous nous sommes mobilisés pour ce pays, pour les jeunes qui y grandiront. Nous leur avons dressé les bases, à eux de poursuivre l’édifice », c’est ce qu’elle dit avancer à chaque jeune qui lui renvoie du négativisme quant à la destinée de la Tunisie. « Maintenant, il faudra revoir nos lois et les rehausser à la hauteur de cette Constitution », ne maque-t-elle pas de noter.

 

Les problématiques féministes, elle les porte à cœur. Membre de l’Association tunisienne des Femmes démocrates, elle a été de tous les combats, mutant, en projets artistiques, les problématiques majeures évoquées par l’ATFD. Racisme, violence à l’égard des femmes, héritage… , à El Teatro, elle a décliné cela en conférences, et productions théâtrales et cinématographiques.

 

Elle qui se remémore encore la victoire d’une bande de jeunes ayant signé une pétition au café de l’hôtel International du Centre ville pour que restent ouverts les cafés pendant le Ramadan, se dit très attachée aux droits, aux lois, aux libertés. « Bourguiba avait intimé à Mzali cette année-là de rouvrir les cafés, nous avions permis de faire changer les choses et c’est pour cela que je refuse cette manière non esthétique et irrespectueuse avec laquelle on dissimule maintenant les devantures des restaurants restant ouverts, presqu’en cachette, quand c’est le ramadan ».

 

Malgré sa conscience des enjeux de la conjoncture par laquelle passe le pays, Zeyneb Farhat garde sa détermination entière pour être de tous les combats en lesquels elle a foi. Et cela ne l’empêche pas de vivre pleinement son rôle de maîtresse de maison. « A un islamiste qui m’avait dit à une rencontre « restez chez vous et occupez-vous de votre foyer », j’avais répondu que, comme je sais être personnage public, je sais faire tout ce que m’ont appris mes mères ».

 

Car des mères, Zeyneb Farhat s’enorgueillit d’en avoir deux (mère et belle mère), tout en déplorant le fait qu’elle n’ait pas connu son père, mort alors qu’elle était trop jeune. Et quand elle se souvient de la vie qu’elle menait au domicile familial à Bab Souika entre ses 9 frères et sœurs dont ne demeurent vivants que six, ses réminiscences s’apparentent à un film de Boughdir. « Nous allions de notre quartier populaire de la capitale au Belvédère, à pied. En meneuses de troupes, les deux mamans en sefseri (voile blanc), et aux chœurs, nous tous, deux à deux, mains dans la main, chantant sur un air commun « un kilomètre à pied ça use, ça use… ».

C’est cela la possession de la rue !  Notre destination de sortie était le grand caoutchouc de ce parc de Tunis. Nous disposions des nappes et nous installions pour jouer, les deux mamans nous surveillant assises à son ombre, sefsaris baissés au niveau des épaules. Et quand venait l’heure de partir, nous refaisions le trajet à l’envers vers notre domicile où nous passions directement au bain, grande kasâa où on nous frottait avant de nous mettre au lit ».

C’est cela la madeleine de Proust de Zeyneb Farhat, qui sait savourer aussi bien les plaisirs passés que l’instant présent, et qui en parle avec la même fougue.

 

Sa jeunesse, elle la synthétise en noms, en références, en dates aux souvenirs rarement personnel mais souvent collectifs car liés à une histoire de partage. « Je suis de ceux qui ont vu Mahmoud Derwich en live, en 1978, à la salle Ibn Rachiq et de ceux qui ont vu naître leur amour pour le 7 ème art au Ciné Club de la même salle de l’avenue de Paris », déclare Zeyneb Farhat. Elle se souvient encore de la nature de son engagement et de la ténacité qui l’a accompagné quand il s’était agi, lors de la première saison artistique de son espace, de faire venir en Tunisie la troupe d’Al Qods dirigée à l’époque par François Abou Salem. Et elle parle avec le même enthousiasme quand il s’agit de dire son « bonheur de travailler avec des jeunes et de voir éclater des talents ».

 

Celle qui se décrit comme une bonne gestionnaire, explique que toute femme gérant son foyer l’est, en définitive. « Elle l’est pour son art d’avoir toujours une table garnie pour sa famille, pour celui qui fait que les siens ne manquent de rien. Je me demande encore, à ce titre, comment faisaient mes deux mères pour avoir fait notre bonheur à tous, seulement avec la pension de mon père ».

Quant à elle, « arrivée, dans ce monde, sans références », elle se dit reconnaissante à son frère et son compagnon de l’avoir soutenue dans les premiers moments. Rigoureuse et pointilleuse sur les détails pouvant générer des conflits, elle dit gérer, d’une manière contractuelle, même ses relations professionnelles avec ses frères, Raja et Oussema, respectivement homme de théâtre et musicien.

 

Et quand elle parle de musique, c’est sur une note extasiée qu’elle le fait. Chaque nom qu’elle cite pour dire son amour de la chanson arabe comme pour celle occidentale est ponctué d’un silence emphatique donnant à Leila Mourad, à Abdelwahab, à Claude François, à Jimmy Cliff, à Naema, Oulaya, Jacques Brel et Habbouba, l’importance qu’ils ont sur la scène musicale et dans son cœur de mélomane.

 

Dans son espace théâtral viennent tous les jours des jeunes par dizaines se former aux arts de la scène, mais aussi à celui d’être spectateur « cela s’apprend, en effet. Comme l’acteur se prépare dans sa loge, celui qui vient voir une pièce doit faire de même. Un va- et- vient esthétique doit les réunir», explique Zeyneb Farhat. Et ils sont près de 250 personnes à se former tous les ans à El Teatro Studio, atelier qui se tient dans l’espace éponyme et dont la garante des lieux parle avec beaucoup de fierté.  « J’interdis l’accès à la salle d’El Teatro à ceux qui feraient la négligence d’y venir habillés en jogging », indique la maîtresse des lieux avant d’expliquer que « c’est une histoire de dialectique du beau que l’on doit envoyer pour en recevoir en retour ».

 

Autant de fierté quand elle évoque, également, son projet du moment : l’association « Zanoobya ». Le nom en dit long sur cette proximité avec la figure historique du même nom. «  J’ai décidé d’aider les écolières des zones rurales, celles qui peinent à se rendre à leurs écoles situées à des kilomètres de leurs domiciles». Car Zayneb Farhat se dit hostile à toutes les injustices avec un degré de sensibilité plus intense quand il s’agit des femmes.

 

Elle perçoit le théâtre, cet art qui se définit, par essence, par le jeu et les rôles, comme « un des arts de scène vivants où il n’est pas permis de faire le rusé, parce que ce qui s’y propose sur scène, en émotions, est tout de suite capté par les spectateurs». A ses deux  filles qui n’ont pas développé la même passion pour le théâtre, Zeyneb Farhat se dit, tout de même, fière d’avoir appris « l’essentiel ». Ce qui la résume et accompagne son parcours de femme, de femme de théâtre et de militante, « les plus belles valeurs universelles : ne pas mentir, ne pas mépriser, ne pas céder devant les apparences. Le tout porté par le culte du doute et par la passion».