Il est 17 heures à Tunis, l’heure à laquelle on sort des bureaux, on récupère ses enfants, on fait ses courses, on rentre chez soi. Il est 17heures ; les routes sont pleines, les rues aussi, le centre de Tunis bat au rythme des Journées cinématographiques de Carthage. Et soudain,  une fumée noire envahit la ville et brouille les esprits. Une détonation. Puis le silence. La vie s’arrête…  Pour 13 agents sécuritaires et non des moindres, ceux de la sécurité présidentielle, en l’occurrence.

 

Le terrorisme a quitté le maquis. Il ne frappe plus dans les endroits reculés. Il ne cible plus les pays qui ont vu naître le radicalisme religieux. Il vise le cœur du monde et tire sur la vie. Beyrouth, Paris, Bamaco, Tunis. La loi des séries s’est tragiquement vérifiée. Rien de surprenant malgré l’ampleur des dégâts. Cela se vérifie, désormais, à chaque attaque : le terrorisme atteint sa dimension internationale. Nous en avons une des filiales les plus actives. Des terroristes potentiels, la Tunisie en a tellement, qu’elle en exporte. Entre la Syrie, l’Irak, la Libye et toutes ces contrées où l’Etat Islamique s’est implanté, on s’échange les terroristes et tout ce qui pourrait les faire vivre et leur permettrait d’agrandir leur étendue.

 

Et le terrorisme prospère, en effet. Il recrute. Il s’est défini des fins et travaillent pour. Il met les moyens pour arriver à ses fins.  A chaque pas fait, à chaque attentat, il gagne du terrain. Si ce n’est d’une manière territoriale, c’est sur un plan psychologique qu’il gagne en puissance. Il est visible. Ses frappes font de plus en plus mal. On fait dans le spectaculaire et on associe au maximum le pathos pour que le but soit atteint. Plus on pleure, plus ils rient, c’est cela en somme.

 

Et soyons pragmatiques, cela est bien parti pour durer. Les déclarations réconfortantes de nos dirigeants que ce soit en France, au Mali ou en Tunisie n’y pourront rien factuellement. Nos experts du dimanche non plus. Notre persistance à faire de la vie notre slogan alors qu’ils ont fait de la mort le leur, n’y pourra rien non plus. Le terrorisme a gangréné le monde comme il a gangréné des esprits qu’il a fini par posséder. Le terrorisme suceur de sang n’est pas encore assouvi et notre force de réaction n’est pas encore à la taille de sa force de frappe, effective et potentielle.

 

En réalité, notre force de frappe est à l’image de nos capacités d’anticipation : très en-deça de ce qui pourrait faire changer les choses. Nous avons, nous, pays frappés de plein fouet par le terrorisme, fait ce qui était possible pour contrer ce fléau. Nous avons usé de tous les moyens locaux en œuvre suceptibles d’y faire face. Nos armées, nos policiers, nos analystes ont fait en long et en large le tour de la question, sous ses différentes coutures. Concrètement, la liste des morts s’allonge. Nous nous consolons en les désignant comme des martyrs. Nous nous rassurons en déclarant sur les plateaux notre union nationale. Nous oublions malheureusement trop vite notre engagement de la veille et sombrons, dès que les larmes sèchent, dans notre quotidien d’amnésiques. Nos politiques s’expriment et agissent au rythme de leurs ambitions personnelles. Leur non-action surfe d’une vague de populisme à une autre. Leurs discours battent au rythme des échéances électorales. Pourtant l’opportunisme politique n’a plus sa place dans cette configuration du politique guerrier et non du politique bon-communicateur uniquement.

 

Nous sommes en guerre. Hollande l’a dit. Béji Caïd Essebsi l’a dit aussi. Nous le disons, régulièrement. Nous sommes en guerre et notre ennemi nous nargue à chaque frappe. Il frappe de plus en plus fort ; commence à cibler autrement. Ses frappes sont calculées, étudiées, organisées à la minute près. Au cœur de Tunis, à quelques dizaines de mètres du ministère de l’Intérieur, il est capable de faire des dizaines de morts. Parmi nos cadres sécuritaires, il frappe et est capable d’en choisir ceux emblématiques de notre République, de sa quasi sacralité et de sa puissance garante de celle de tout le pays. Le terrorisme veut avoir notre peau et il ne l’aura pas ! Visés en plein cœur nous demeurons en vie, comme l’âme du jeune berger veillant de loin sur son troupeau.

 

25 novembre. Lendemain de l’attaque meurtrière. La vie reprend à Tunis. Les JCC affichent complet. Les rues sont aussi embouteillées que d’habitude. La course à la sortie des bureaux a repris. Les esprits sont aussi embrouillés. Lucides, mais optimistes. Tristes mais bon vivants. La mémoire des morts au fond de chacun de nous est vive comme le souvenir de la veille. Comme celui de toutes les attaques passées et de ceux morts pour rien. 12 martyrs de plus.  Dans cette liste de noms qui s’allonge, chaque ligne est une vie qui prend fin. Chaque fin est le début d’une vie différente pour un pays qui apprend à vivre son deuil sur le mode du défi quotidien.