Ils sont nombreux à relater un quotidien difficile, à raconter, à des citadins atterrés devant leurs écrans, leurs journées de désuétude, à dessiner, en noir et blanc, l’image de dizaines d’heures écoulées dans la langueur, dans des cafés bondés du matin au soir, autour d’une boisson qu’ils divisent par six et d’un paquet de cigarettes à partager. Les jeunes de Kasserine, de Thala, de Feriana et de tant d’autres villes enfouies dans les tréfonds tunisiens de la négligence et de l’injustice. Samedi 16 janvier, Ridha Yahiaoui proteste contre le retrait de son nom de la liste des jeunes pouvant intégrer un poste dans le secteur public. Il grimpe à un poteau et meurt électrocuté. Son quartier, se soulève, puis sa ville, puis les villes limitrophes puis toute la Tunisie. Trois jours de revendications, de chaos, de décisions, de tergiversations. Retour sur une semaine pendant laquelle la Tunisie a failli tomber dans le vide.

Aux origines du mouvement :

1300 arrestations, des dégâts matériels, des mesures discutables, deux discours politiques controversés  et un couvre-feu. Le malaise dure encore, malgré le calme recouvré et l’équilibre précaire n’augure pas d’un retour au calme dans la durée. Tout a commencé après une manifestation en soutien à la famille de Ridha Yahiaoui, mort accidentellement certes, mais sur fond d’injustice et d’amertume. Ce jeune de 28 ans est devenu l’emblème d’un manque d’équité et d’une absence de transparence dans le cadre d’un processus de discrimination positive devenu la porte ouverte à des manipulations multiples.

Sept noms auraient été retirés de cette liste. Une manifestation est organisée par l’Union des Chômeurs (UDC) et l’Union Générale des Etudiants de Tunisie. Manifestation à la suite de laquelle, le premier délégué régional de Kasserine a été limogé. « Cette liste a été modifiée et trafiquée sans consultation du délégué ni du député qui était chargé du suivi de l’affaire », avait déclaré  Salem Ayari, secrétaire général de l’UDC. L’enquête est en cours, comme tant d’autres, au centre de polémiques occasionnelles et oubliée, aussitôt l’opinion publique a le dos tourné.

Mais lorsque Kasserine se soulève, c’est l’esprit révolutionnaire qui foisonne et qui investit d’autres villes. C’est ainsi que cela se passe en Tunisie depuis des décennies, en janvier précisément. L’Histoire est un éternel recommencement, les contestations aussi, visiblement. Le lundi 18 janvier, ça gronde, jusque l’avenue Bourguiba en plein Tunis. Des manifestations dans plusieurs autres villes, des slogans hostiles au pouvoir, des pneus brulés, des routes barrées puis la déroute. Ca dégénère et les revendications prennent un aspect violent. Du gaz lacrymogène est utilisé pour disperser les protestataires et les forces de l’ordre sont appelées au plus haut degré de retenue. Le ministère de l’Intérieur appelle à la vigilance et met en garde quant au risque d’infiltration pouvant faire sombrer les manifestations pacifiques dans le vandalisme. Durant la dispersion d’une manifestation à Feriana, un jeune policier meurt après que son véhicule se soit renversé. Il aurait succombé à ses blessures à la suite d’un jet de pierres qui l’a ciblé après son accident, selon d’autres thèses.

Le 21 janvier, des mesures sont annoncées pour calmer les tensions.  On décide, en bloc : le recrutement de 5000 chômeurs dans le cadre des divers programmes de l’emploi, la régularisation de la situation de 1410 personnes,  le financement de 500 projets par la Banque tunisienne de solidarité, la transformation de toutes les terres collectives dans la région en terres privées, la création de 9 chantiers pour l’amélioration de la qualité des routes et des ponts, la construction de 1000 logements sociaux et l’aménagement de 1000 lots en 2016…

Ces décisions prises à la suite d’une réunion extraordinaire présidée par le ministre des Finances ont été annoncées par Khaled Chouket. Le lendemain, Slim Chaker annonce que le nouveau porte-parole du gouvernement a fait erreur sur le nombre de postes à créer. La colère collective reprend donc sous forme d’exaspération par rapport aux politiques, à leurs hésitations et à leur gestion de la crise.

La violence gagne du terrain. A la cité Ettadhamone, quartier populaire de Tunis, et dans plusieurs autres villes, des actes de vol et de vandalisme succèdent aux revendications pacifistes, les sièges de certains gouvernorats sont pris d’assaut et des routes sont barrées par des protestataires et par des braqueurs. Les établissements publics passent sous la sécurité de l’armée. Un couvre-feu est alors instauré, à partir du vendredi 22 janvier, « au vu des atteintes contre les propriétés publiques et privées et de ce que la poursuite de ces actes représente comme danger pour la sécurité de la patrie et des citoyens ». De 20 heures  à 5 heures du matin, dans un premier temps, il sera allégé, ensuite à deux reprises (de 22heures à 5 heures du matin, puis de minuit à 5 heures du matin).

Où sont passés les politiques ?

La cascade d’événements a mis sur le devant de la scène une classe politique consciente certes de l’ampleur du malaise latent dans les zones défavorisées de la Tunisie, mais n’ayant pas envisagé une sorite de crise quand la crise leur éclatera en plein visage. Lorsque la tension a atteint son apogée, le chef du gouvernement, Habib Essid, était à Davos, absorbé par l’économie mondiale. Avec lui en Suisse, une délégation importante composée notamment de Yassine Brahim, ministre du Développement. Quant au ministre de l’Emploi, on le saura parti à Londres assister à un dîner-débat organisé par l’Atuge, association de Tunisiens des Grandes écoles. Chiheb Bouden, ministre de l’Enseignement supérieur l’y accompagnait.

Compte tenu de la tournure que prenaient les événements, Habib Essid, a décidé d’écourter son escapade suisse. Toutefois, son nom a été remarqué par certains observateurs dans le planning du lendemain de François Hollande. Le chef du gouvernement et une partie des siens iront donc à Paris, déjeuner puis signer un accord de conversion de créances en projets de développement à hauteur de 60 millions d’euros (133,7 millions de dinars) et un plan de soutien de 2,2 milliards de dinars (d’un milliard d’euros) sur les cinq prochaines années. Il ne reviendra pas les mains vides ! La réaction de Habib Essid était très attendue, à la suite d’événements qui prenaient une tournure inquiétante et au malaise suscité par l’hésitation au niveau des décisions annoncées. Le chef du gouvernement évoquera le tout, lors d’un entretien accordé à France 24. Il réagira, dès son retour en Tunisie, à travers un discours télévisé très critiqué, les qualités d’orateur du chef du gouvernement étant connues pour leur aspect très primaire.

Quant au président de la République Béji Caïd Essebsi, il s’adressera, le vendredi 22 janvier, aux Tunisiens dans une intervention brève. « Je connais les noms de ceux qui ont mis de l’huile sur le feu », «  des Tunisiens exagèrent ce qui se passe à travers leur discours dans des médias étrangers », « les journalistes faussent l’image de ce qui se passe ». Le président de la République n’a pas convaincu. Il a même exaspéré par la note intrusive et par la tonalité menaçante d’une partie de son intervention. Bien après et lors de sa visite au Bahrain, Béji Caïd Essebsi déclarera à la presse de son pays hôte que « les individus impliqués dans les derniers mouvements sociaux violents appartiennent à l’extrême Gauche», ajoutant que celle-ci est aussi dangereuse que l’extrémisme religieux. Le président de la République s’attirera ainsi la foudre de la Gauche tunisienne.

En matière de discours, pendant la phase difficile qu’a connue la Tunisie, Rached Ghannouchi, s’est, également, fait remarquer. Quelque peu nerveux, il s’adressera aux Tunisiens, le 22 janvier, soit très peu après l’intervention du président de la République, sur un ton paternaliste, dans un discours imagé et avec des solutions plus morales que factuelles. Le temps est tout de même à l’union, entre les modernistes et les islamistes en duo au pouvoir.

Un autre politicien s’est fait remarquer lors de ces journées, il s’agit de Moncef Marzouki, ancien président de la République, chef d’un nouveau mouvement populaire, se proposant comme alternative politique. Moncef Marzouki criera l’échec des gouvernants actuels et appellera à la mise en place d’un gouvernement d’Union nationale. Outre les reproches faits au parti au pouvoir et à ses hommes, Marzouki s’attaquera aux Emirats Arabes Unis, y voyant la source du mal que vit la Tunisie et l’origine des problèmes que connaît également le Monde arabe.

Le soir même, le ministère des Affaires étrangères réagit virulemment et d’une manière inédite à ces propos. Il dénonce fermement ce qui représente une menace aux liens de fraternité entre les deux pays et se démarque de la politique de division dans laquelle on a voulu l’immiscer. « Les Emirats ont joué un grand rôle auprès de la Tunisie et nous comptons tisser des liens encore plus forts avec ce pays frère », a insisté le MAE tunisien.

Après la crise Nidaa, la crise gouvernement :

La crise à Nidaa avait amenuisé la Tunisie et épuisé ceux qui suivent de près l’actualité politique. Entre des dirigeants qui s’attaquent les uns les autres publiquement et l’image d’un parti au pouvoir qui se disloque, la guerre du leadership et des egos inassouvis a fini par diviser le grand parti des « modernistes » en fractions. Une guerre intestine aussi basse que laide à laquelle ont succédé un remanient ministériel qui s’est fait attendre et un air de déjà vu ne présageant de rien de bon.

Certains postes accordés ont suscité beaucoup de remous. D’autres ministres maintenus en place quoique n’ayant pas donné satisfaction continuent d’être le centre de débats légitimes mais non écoutés. La répartition partisane des portefeuilles semble avoir été faite, pour certains ministères, sur la base de la loyauté à Nidaa et de la position prise dans le cadre du conflit qui le secoue. Salma Elloumi, ministre du Tourisme, a ainsi été maintenue en place. Youssef Chahed a été nommé ministre des Affaires locales. La première avait été nommée, en novembre 2015,  gestionnaire provisoire de Nidaa. Le second avait été chargé de présider le groupe des 13 qui a tenté de résoudre les conflits de Nidaa. La première semble avoir atteint ses limites d’action dans le cadre d’un contexte de crise pour un secteur vital pour la Tunisie. Le deuxième a un ministère sans local, ni personnel, ni même un numéro de fax, a noté un activiste de la société civile il y a quelques jours.

Les négociations autour de la composition du gouvernement dans sa version revue, la lenteur dans l’agencement du remaniement et la déception que l’aspect partisan flagrant a suscité auprès des Tunisiens ont rendu imperceptible l’effet positif que pouvait receler un changement de têtes en période de crise. La conjoncture impliquait pourtant un semblant de nouveauté pouvant amener de l’espoir et générer de la patience pour des citoyens aux quotidiens difficiles et acceptant de moins en moins le manque d’équité à leur égard.

Crise ! La Tunisie est pourtant en crise ! Son économie, sa société, sa politique, son discours…  Le pays a besoin d’une gestion autre, d’une communication efficiente et d’une action régénératrice qui se fait attendre. Discours défaillants, décisions anachroniques, mesures politiques manquant de pragmatisme économique. Le plan quinquennal présenté à l’ARP, le 28 janvier, par un chef de gouvernement aux capacités oratoires critiquables, en est l’incarnation première. En Tunisie, on évoque déjà un départ imminent de Habib Essid et on cite plusieurs noms comme potentiels remplaçants à la Kasbah où siège la présidence du gouvernement.

Quant aux revendications, elles se sont estompées. Derrière ce calme provisoire, l’attente de ce qui va advenir et non la satisfaction par rapport à l’annonce de l’action promise. Dans les villages tunisiens en léthargie chronique, les terrasses de café ne désemplissent toujours pas. Autour d’une boisson partagée et d’un paquet de cigarettes commun, la jeunesse ternie par la dureté de la vie foisonne de révolte. La réconciliation de la génération chômage avec le pouvoir et ses représentants n’est pas pour demain…

 

Inès Oueslati