L’événement sera, cet après-midi, au musée du Bardo : la dernière étape avant l’attribution du Prix Goncourt. Hier, ont circulé sur les réseaux sociaux des photos de Bernard Pivot, éminente figure de la culture et de sa vulgarisation en France et ailleurs. On le voyait à l’avenue Bourguiba au milieu d’une petite foule d’admirateurs venus le rencontrer à la librairie Al Kitab. Mais l’intérêt général était focalisé ailleurs. Les scènes publique, télévisée et virtuelles étaient occupées par un autre adepte de la « vulgarisation » : Lotfi Abdelli.

L’humoriste tunisien invité dans une émission très suivie sur une chaîne très regardée s’est bien fait remarqué. L’audience était au rendez-vous et l’intérêt sur les réseaux sociaux, également. Nos stars de l’écran sont-ils à notre image ? Le niveau de ce qu’ils incarnent est-il le nôtre ? Nous regardons. Nous dénigrons. Et nous continuons à regarder ce que nous dénigrons, assez longtemps pour que ceux que l’on dit ne pas apprécier gagnent en popularité et que leur produit gagne du terrain sur une scène culturelle devenue aride.

Ici nous aimons la culture. Mais d’un amour pervers. Nous faisons le succès de ceux que l’on critique avec virulence. Nous les suivons assidument à l’écran. Nous nous plaignons communément du niveau bas des productions télévisées, mais nous les regardons fidèlement, avant de nous acharner dessus sur la toile. Nous affichons notre culte voué à la culture mais nous n’en garderons que l’aspect « affiché ». Ouled Ahmed, poète de renom, n’a bénéficié de sa popularité récente qu’après une récupération politique bien orientée idéologiquement. Sa maladie a été récupérée, également, de manière partisane. Ceux que le poète a dénoncés virulemment ayant choisi le pardon en clichés et s’étant rendus, avec des photographes, à son chevet. Sans ça il aurait sombré dans la nonchalance commune comme de nombreuses figures de notre culture ne gagnant en reconnaissance qu’après-trépas, le cas de la chanteuse populaire Fatma Boussaha en est le dernier exemple en date.

Et elles sont nombreuses, ces derniers temps, ces figures connues et peu connues de la scène culturelle qui déclarent publiquement leurs situations difficiles. Les uns demandent de l’aide, les autres l’attention de l’Etat, d’autres ne veulent que dénoncer un système ingrat, une machine sans cœur faisant du pire le meilleur et lâchant en cours de route les compagnons de la veille, le tout au rythme d’un goût général tirant de plus en plus vers le bas.

C’est ce qui fait qu’en access prime-time on a offert hier un combat de coqs. On frôle le degré zéro en terme de niveau de langage. On flirte avec la décence, en terme de résultat à l’image. Mais le tout ayant fait de l’audience, cela ne pourra qu’encourager nos commerçants de la télé, loin d’être des mécènes, à récidiver. En hommes d’affaires flairant l’audimat faiseur de recettes, ils creuseront encore plus afin de nous proposer du plus controversé, du plus vil, du plus vulgaire.

D’autres n’attendront même pas la contribution du commerce télévisé pour sombrer et faire sombrer l’image de la culture et ses hommes en Tunisie. C’est le cas d’un Moncef Souissi qui après des années de travail et des dizaines d’œuvres a choisi son camp. Celui du retournement de veste et de la servilité affichée au politique. Il s’était positionné il y a quelques mois comme opposé à la prise de pouvoir par Béji Caïd Essebsi. Il s’est positionné récemment comme adulateur de ce même Béji Caïd Essebsi devenu président. Rien de mieux qu’un bisou sur le front du président de la République lors d’une réception à Carthage pour illustrer les propos !

La diversité dans les genres proposés, le style cultivé par chacun, tout ce qui en soit constitue une richesse est perverti à cause de l’approche avec laquelle nous appréhendons la culture. Et de culture en Tunisie, on ne retiendra donc cette semaine que Moncef Souissi et Lotfi Abdelli. Pivot, Assouline, Dabadie, Debré, Ben Djelloune… on en parlera sur un mode assez ennuyeux et dans des formats tellement classiques qu’on ne retiendra l’intérêt que de ceux déjà intéressés par la culture ou par l’étiquette que l’on aime en tirer. Pourtant, nombreux sont ceux qui se mettent à jouer le jeu et à essayer de casser l’image péjorative collant à la Tunisie après les derniers actes de terrorisme. Invités, organisateurs, instigateurs savent que substituer une image de renaissance à celle de terreur est susceptible d’être efficient à l’échelle internationale. Nous sommes nombreux également à suivre la foule qu’on appâte vers le bas, et à passer à côté de ces opportunités. Car, au lieu de vulgariser la culture, nous avons choisi de vulgariser le peuple.

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